Un titre ne dit pas tout : Enquête sur une photographie du Studio Notman
Découvrez ce qu’ont révélé les recherches autour d’une mystérieuse photographie du studio Notman.
15 mars 2017
Cette image a longtemps intrigué les employés du Musée McCord et bon nombre de chercheurs venus consulter les collections au fil des ans. Datée de 1924, elle appartient à un ensemble de photographies du Studio Notman qui n’a jamais été entièrement catalogué. Suivant l’inscription qui se trouvait sur l’enveloppe du négatif, on lui avait donné le titre L’autel de Mlle Adair. Comme on le faisait à l’époque avec tout négatif intéressant pour les chercheurs, on en avait tiré une épreuve contact que l’on avait ensuite classée dans le « dossier de travail » à la disposition des chercheurs. Des années plus tard, à l’occasion d’un premier projet de numérisation, le tirage avait été numérisé et mis en ligne sur le site Web du Musée McCord.
La photographie montre le portrait encadré d’un soldat accroché au-dessus d’un autel fait de bougies alignées sur un manteau de cheminée. Étant donné ce titre, le soldat en uniforme et l’année 1924, il n’est pas difficile d’imaginer une histoire d’ami ou de fiancé disparu sur les champs de bataille de la Grande Guerre et dont on pleure encore la mort quelque six ans plus tard. La photographie devient ainsi l’évocation d’une génération de jeunes femmes n’ayant jamais vu le retour de l’être aimé après la fin de la guerre.
C’est du moins ainsi que nous expliquions cette photo, jusqu’au printemps dernier, lorsque j’ai fait une découverte qui allait modifier les choses.
Une généreuse subvention de la Fondation Molson avait permis au Musée de numériser une grande quantité de négatifs sur film au nitrate, qui étaient « abîmés », dont la plupart ne figuraient pas encore dans la base de données. Il y avait parmi ces documents les quatre prises de vues séquentielles précédant la photographie de l’autel. N’ayant jamais été tirées pour le « dossier de travail » et n’étant pas cataloguées, ces images n’avaient pu être mises en relation avec la photographie. Le négatif qui précède celui de l’autel montrait un couple de mariés devant ce même autel. L’enveloppe du négatif portait pour toute mention « Mlle Adair ».
Hmmm… ai-je pensé, me promettant de faire un peu plus de recherche dès j’en aurais le temps.
Puis, en décembre, une personne qui était venue consulter les archives il y a longtemps et était repartie avec une photocopie du tirage de l’autel nous a écrit pour nous demander si nous savions qui était Mlle Adair, et où cette photographie avait été prise. C’est avec une véritable jubilation que j’ai décidé de prendre l’affaire en main !
Première étape : vérifier les registres originaux du Studio Notman pour voir s’ils contenaient d’autres indices pouvant nous éclairer sur l’identité de Mlle Adair. Le personnel du studio Notman notait scrupuleusement le nom du modèle posant pour un portrait et le numéro séquentiel de chacune des photographies vendues. Le nom de famille du client était inscrit dans deux registres : un index alphabétique permettant de retrouver le numéro de la photographie et un album dans lequel les photographies étaient collées en ordre numérique, avec le nom du client indiqué en dessous. L’examen de ces registres m’a révélé deux renseignements utiles : le prénom de Mlle Adair commençait par un « L » et, détail encore plus intéressant, le titre de la photographie de l’autel n’était pas L’autel de Mlle Adair, mais bien L’autel chez Mme R. Adair.
Voilà qui modifiait encore un peu l’histoire. Mme R. Adair avait-elle perdu un fils pendant la guerre ? Avec ce nouveau titre, on pouvait interpréter la photographie comme une évocation de la situation de nombreuses mères de famille au temps de la Grande Guerre, époque pendant laquelle une génération entière de fils disparus trop jeunes a laissé des parents éplorés.
Il suffit d’encore un peu de recherche pour trouver le nom complet de Mlle L. Adair, le lieu et la date de son mariage et voilà, affaire classée ! Il ne me resterait plus qu’à écrire un résumé pour le chercheur. C’était sans compter un petit problème qui a surgi presque aussitôt : M. et Mme Robert Adair n’avaient pas de fille. En fait, feu John Adair, le père de Mlle Lilian Maude Milroy Adair, était le frère de Robert Adair, et c’est donc chez son oncle, au 18 de la rue McTavish, que la jeune femme avait célébré son mariage avec Dr Charles C. Stuart, le 31 mai 1924.
Qui était donc le soldat du portrait accroché au-dessus de l’autel ? Un examen de la section des « A » du registre alphabétique pendant la période de la Grande Guerre m’a alors appris que les Adair étaient de très bons clients du Studio Notman. Le portrait original est celui de Robert Alexander Shearer Adair, fils de M. et Mme Robert Adair. Il a été pris en 1915, juste avant qu’il ne quitte le Canada pour le front.
Puis, j’allais découvrir encore un petit détail contrariant. Robert Adair fils n’est pas mort à la guerre. Il est revenu au Canada et a occupé un poste de directeur dans l’entreprise de son père, la Hartt & Adair Coal Company. Il est toutefois décédé subitement chez lui, le 23 août 1923, l’année précédant celle du mariage de sa cousine, Mlle Adair. Il n’avait que 29 ans.
En fin de compte, cette photographie d’un autel avec le portrait d’un soldat ne correspond en rien à ce que nous avions imaginé. Ce n’est ni la photo d’un autel à la mémoire d’un soldat mort à la Grande Guerre ni une photo prise pour une fiancée en deuil. Voilà qui montre bien comment le titre d’une photographie peut influencer la perception que nous en avons et nous tromper sur son véritable sujet et sa signification.