De simple bête à meilleur ami : l’évolution de notre rapport aux animaux
La relation des êtres humains avec les animaux a beaucoup évolué au fil des siècles.
28 mai 2021
Dans cette série de 12 articles publiés dans le cadre du projet Sensibilités partagées, nous partons à la recherche des émotions, des sensations et des valeurs enfouies dans les documents d’archives, tout en nous interrogeant sur la manière dont le contexte culturel et historique les façonne.
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Le pianiste montréalais Willie Eckstein observe un petit cercueil déposé près d’un petit trou. La scène se déroule dans un décor champêtre, à quelques kilomètres à l’ouest du village de Kahnawà:ke. Les épaules affaissées, Eckstein lève un regard affligé vers le ciel en cet après-midi du printemps 1954. Assise par terre, une fillette arrache des poignées de gazon alors qu’un garçon regarde le cercueil en retenant un sanglot. Cet étrange trio est réuni dans un cimetière pour animaux de compagnie à l’occasion de l’enterrement de Casey, le chien tant aimé du célèbre musicien. C’est à tout le moins ainsi que je m’amuse à imaginer le triste événement, que rapporte cet article du journal The Monitor, tiré de l’un des spicilèges dans lesquels Eckstein rassemblait photographies, coupures de presse et autres souvenirs.
Eckstein adorait son fidèle compagnon au point de lui dédier une chanson, dont on trouve aussi l’ébauche dans le fonds d’archives consacré au pianiste. Celui-ci ne manquait pas de célébrer chaque année l’anniversaire de Casey, à la plus grande joie des enfants du quartier invités à y assister.
ACCESSOIRES ET INHUMATION
Pourquoi enterrer Casey si loin de chez lui? Comme aujourd’hui, pour des raisons de salubrité, on interdisait l’inhumation des animaux à l’intérieur des limites de la ville de Montréal, de même que dans plusieurs de ses banlieues1. Au début des années 1950, le Kanien’kehá:ka Thomas Lahache vient à la rescousse de Gratia Davidson, une résidente de Montréal incapable de trouver un endroit pour inhumer son chien Honey, en lui offrant de lui louer un espace sur le territoire de la réserve afin d’y créer un cimetière pour animaux2.
Lorsque les petites bêtes, aujourd’hui omniprésentes dans nos vies, ont commencé à entrer dans les familles pour divertir les enfants et égayer les cœurs, l’industrie s’est mise à produire toutes sortes de produits et de services à leur intention. Dès la fin du 19e siècle, on trouve sur le marché des marques de nourriture destinées aux animaux de compagnie, en particulier aux chats, aux chiens et aux oiseaux3. Un cimetière pour chiens fait son apparition à Londres à la même époque et, au début du 20e siècle, des sections entières sont réservées aux accessoires pour animaux dans les grands magasins anglais4.
DES ANIMAUX HIÉRARCHISÉS : DU CHIEN FIDÈLE AU RAT D'ÉGOUT
Il est tentant, lorsqu’on croise dans la rue le regard d’un chien, de se laisser aller à une interprétation anthropomorphique de son expression corporelle. On s’amuse de ce qu’en lui on reconnaît de nous. Mais la sensibilité des humains vis-à-vis de celle des animaux a beaucoup évolué avec le temps.
Dans l’imaginaire collectif et la culture occidentale, il semble exister cependant plusieurs catégories d’animaux. Il y a les animaux domestiques pour qui nos cœurs de modernes chavirent volontiers, et les animaux d’élevage, souvent gardés à l’abri des regards. Il y a aussi ceux qui nous résistent, comme les animaux sauvages, aussi effrayants que fascinants, et finalement la vermine qui nous dégoûte. Cette relation complexe avec le monde animal, qui ne date pas d’hier, s’est trouvée influencée par les avancées de la science, mais aussi par la culture populaire et certains mouvements idéologiques5.
CACHEZ CE CADAVRE QUE JE NE SAURAIS VOIR
On observe au 19e siècle plusieurs changements culturels qui viendront encadrer la souffrance animale. Comme l’explique le Français Jean Reynaud dans un article d’encyclopédie de 1836 faisant l’apologie des abattoirs, « […] les habitants des villes ne sont plus condamnés au spectacle dégoûtant du sang des victimes coulant au milieu de la fange des ruisseaux, ni exposés aux exhalaisons putrides qui s’échappent des matières animales […] On peut aussi se demander si les mœurs publiques n’ont point gagné quelque douceur à être ainsi rendues complètement étrangères aux pernicieux exemples de ces scènes cruelles »6.
On comprend donc que ce n’est pas d’abord la sensibilité vis-à-vis de la souffrance animale, mais surtout des motivations sanitaires qui amèneront ces changements. Les gémissements d’une créature troublent l’esprit et doivent être cachés. C’est aussi à cette époque que l’on cherchera à dissocier dans l’esprit des gens l’idée de la viande à celle de l’animal dont elle provient7.
DE LA SOUFFRANCE ANIMALE À L'ANIMALITÉ HUMAINE
D’un autre côté, pour la société bourgeoise du 19e siècle, la souffrance animale a aussi une dimension morale. En effet, un esprit sain ne doit pas laisser s’exprimer sa colère et ses passions, et violenter un animal serait manifester une animalité immorale et vulgaire. Ainsi, en un renversement symbolique intéressant, celui qui maltraite un animal domestique est lui-même comparé à une bête8.
C’est d’ailleurs à cette époque que naissent des associations de protection comme la Société canadienne pour la prévention de la cruauté envers les animaux (CSPCA, Montréal, 1869). La pensée éducative d’alors insiste aussi sur les bienfaits pour les enfants, notamment les garçons, de s’occuper d’un animal de compagnie afin de développer des vertus d’empathie et d’humanité9.
Cette attitude est perceptible dans les écrits de l’époque. Par exemple, dans un récit composé à l’intention de ses enfants pour rendre hommage à son défunt mari John Racey, médecin décédé en combattant une épidémie de typhus en 1847, Susannah Withington Wise leur explique que leur père avait toujours été d’une gentillesse exemplaire envers les animaux. Même enfant, écrivait-elle, « Il n’agaçait jamais les chiens et les chats et n’a jamais fait de mal aux pauvres petites mouches, comme j’ai vu faire certains vilains enfants. » [trad.]
UN LIEN D'AFFECTION ET DE DÉPENDANCE
Croiser le regard d’un chat ou d’un chien peut parfois être troublant. « Qu’est-ce qui se passe dans ta petite tête? », ai-je déjà demandé à un chat au regard pénétrant. Pendant longtemps, l’animal domestique était considéré comme une créature quelconque, se situant quelque part entre l’objet et le sujet.
On peut observer dans l’échange qu’entretient le peintre Clarence A. Gagnon avec l’écrivain Duncan Campbell Scott une intéressante tension dans l’esprit de Gagnon, lorsqu’il pense au chiot qui vient d’intégrer sa famille. En octobre 1923, il écrit une lettre à Campbell Scott dans laquelle il parle de ses animaux de compagnie. On l’imagine observer le chiot courir gauchement avant d’écrire : « Elle a l’air d’avoir l’étoffe d’un bon chien de chasse. » [trad.] Il semble tenté d’objectifier l’animal, mais deux ans plus tard, alors qu’il se trouve à Londres, il raconte à quel point sa femme s’ennuie de la chienne et se plaint à Campbell Scott de son absence : « C’est ce qu’il y a de terrible avec les animaux de compagnie. Il est difficile de s’en séparer. D’une certaine façon, mieux vaut ne pas en avoir que d’être obligé de les laisser derrière. » [trad.] Avec le temps, Gagnon se rapproche émotivement de sa chienne et la distance entre le monde de l’humain et celui de l’animal est réduite. La sensibilité que l’on reconnaît dans le regard de l’autre, animal ou humain, crée un lien entre nous. Quel fardeau que d’aimer et comme il serait plus simple de ne se soucier que de soi!
Aujourd’hui, notre rapport au monde animal est plus que jamais sujet à débat et évolue constamment. Encore une fois s’affrontent sciences, idéologies, culture populaire et impératifs économiques pour définir ce qui nous unit au reste du monde du vivant. Il devient de plus en plus clair que notre destin est intimement lié à celui des autres créatures de cette planète, un lien dont un malchanceux pangolin, maintenant tristement célèbre, est devenu l’emblème.
Les plus récentes découvertes en biologie et en sciences environnementales nous forcent, dans notre relation avec les animaux, à conjuguer au nous notre rapport à eux. Je regarde par la fenêtre et je croise le regard d’un écureuil qui grimpe sur un poteau électrique. Il s’arrête soudain, comiquement immobile, et me dévisage de ses grands yeux vifs. Je lui demande : « On fait quoi, maintenant? »
POUR EN SAVOIR PLUS
Fonds de la Société canadienne pour la prévention de la cruauté envers les animaux (Montréal) (Canadian Society for the Prevention of Cruelty to Animals (Montreal)) (P661)
Fonds de la famille Racey (P057)
Fonds Clarence A. Gagnon (P116)
NOTES
1. De telles mesures encadrant la disposition du corps d’un animal domestique existent encore à ce jour dans plusieurs municipalités du Québec. Voir par exemple Jean-Luc Lavallée, « Sera-t-il bientôt interdit d’enterrer son animal dans la cour des maisons de L’Ancienne-Lorette? », Le Journal de Québec, 29 juin 2016, et le Règlement sur l’encadrement des animaux domestiques de la Ville de Montréal.
2. John Ayer, « City Ruled No Burial Here, Pets ‘Rest’ in Indian Land », The Gazette, 24 mai 1954
3. Amy L. Defibaugh, An Examination of the Death and Dying of Companion Animals, thèse de Ph. D. (philosophie), Université Temple, 2018, p. 60.
4. Ibid. et Sarah Amato, Curiosity Killed the Cat: Animals in Nineteenth-Century British Culture, thèse de Ph. D. (histoire), Université de Toronto, 2008, p. 58.
5. Groupe de recherche en histoire des sociabilités, Humanités-Animalités. Discours, pratiques et actions sur le monde animal. (Page consultée le 14 avril 2021)
6. Pierre Leroux et Jean Reynaud (dir.), Encyclopédie nouvelle ou dictionnaire philosophique, scientifique, littéraire et industriel offrant le tableau des connaissances humaines au dix-neuvième siècle, Paris, Librairie de C. Gosselin, 1836, t. I, p. 3., cité dans Damien Baldin, « De l’horreur du sang à l’insoutenable souffrance animale. Élaboration sociale des régimes de sensibilité à la mise à mort des animaux (19e-20e siècles) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 123, no 3, 2014, p. 56. (Page consultée le 21 avril 2021)
7. Baldin, article cité, p. 58.
8. Pierre Serna, Animalité, animalisation, bestialisation. Groupe de recherche en histoire des sociabilités, HumanitéS-AnimalitéS. Discours, pratiques et actions sur le monde animal. (Page consultée le 14 avril 2021).
9. « Lorsqu’on élevait un animal de compagnie, les êtres humains, par un processus symbiotique, l’étaient aussi. Les enfants, en particulier, étaient encouragés à prendre soin des animaux afin de cultiver leurs émotions plus tendres. Apprendre la gentillesse envers les animaux menait, croyait-on, à faire preuve de rectitude morale à l’âge adulte. Ces idées, courantes à la fin du 18e siècle, se sont répandues davantage au cours du 19e siècle. » [trad.] Voir Amato, op.cit., p. 56.
RÉFÉRENCES
Amato, Sarah. Curiosity Killed the Cat: Animals in Nineteenth-Century British Culture, thèse de Ph.D. (histoire), University of Toronto, 2008.
Baldin, Damien. « De l’horreur du sang à l’insoutenable souffrance animale. Élaboration sociale des régimes de sensibilité à la mise à mort des animaux (19e-20e siècles) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 123, no 3, 2014.
Dean, Joanna, Darcy Ingram et Christabelle Sethna(dir.). Animal Metropolis: Histories of Human-Animal Relations in Urban Canada, University of Calgary Press, 2017.
de Coppet, Catherine et Séverine Cassar. « Cacher le sang des bêtes : de la tuerie à l’abattoir » [documentaire radiophonique]. Dans La fabrique de l’histoire. France Culture.
Defibaugh, Amy L. An Examination of the Death and Dying of Companion Animals, thèse de Ph.D. (philosophie), Temple University, 2018.
Ducarme, Frédéric, et al. « What are “charismatic species” for conservation biologists? », BioSciences Master Reviews, 2013, p. 1-8.
Groupe de recherche en histoire des sociabilités. « HumanitéS-AnimalitéS. Discours, pratiques et actions sur le monde animal ».
Maris, Virginie. Philosophie de la biodiversité : Petite éthique pour une nature en péril, Paris, Buchet-Chastel, 2010.
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