La SAQ a 100 ans
Revisitez, à travers des caricatures de la collection, les événements historiques ayant mené à la fondation de la Commission des liqueurs.
Le 1er mai 1921, alors que la prohibition sévit aux États-Unis et au Canada, le Québec inaugure une expérience sociale audacieuse en créant la Commission des liqueurs, devenue depuis la Société des alcools du Québec. Inspirée d’un exemple suédois, elle exercera un monopole d’État sur l’importation, la distribution et la vente des vins et spiritueux. Controversé à ses débuts, l’organisme a fait sa place dans le quotidien des Québécois, marquant leurs mœurs et leur culture. Promenade à travers nos collections….
DE LA TEMPÉRANCE À LA PROHIBITION
Si l’on peut faire remonter à la Nouvelle-France les controverses au sujet du commerce de l’alcool et de sa consommation excessive, c’est vers les années 1840 que s’affirme en Amérique du Nord un nouveau mouvement social prônant avec force l’abandon ou la restriction volontaire de la consommation d’alcool. Associé à de puissants réveils religieux, tant du côté catholique que protestant, le mouvement de tempérance diabolise l’alcool et le présente comme la source de la plupart des maux sociaux et des problèmes individuels, de la pauvreté à la violence conjugale et familiale, en passant par l’absentéisme et l’aliénation mentale.
Cependant, les partisans de la tempérance ont tôt fait de découvrir que les conversions massives sont souvent fragiles et temporaires, et commencent à prôner une prohibition de l’alcool qui serait assurée par l’État. Ils forment des coalitions comme la Dominion Alliance for the Total Suppression of the Liquor Traffic (1876) et la Woman’s Christian Temperance Union (WCTU, 1874), un des premiers groupes organisés préconisant l’intervention des femmes dans la sphère publique et ultimement leur obtention du droit de vote en vue de régénérer la société.
La prohibition, cependant, n’est guère populaire auprès des politiciens qui y voient une mesure radicale qui va à l’encontre du désir de vastes segments de la population, et qui risquerait de leur faire perdre leurs élections…
En 1898, Wilfrid Laurier, le nouveau premier ministre libéral du Canada, réalise sa promesse de tenir un plébiscite sur la prohibition nationale. Même si la majorité des voix exprimées approuve la mesure, la participation est faible et les résultats, trop serrés, divisent le pays : le Québec notamment vote massivement contre. Laurier décidera de ne pas bouger.
Seules demeurent les lois existantes qui permettent « l’option locale », c’est-à-dire la possibilité pour des municipalités ou des comtés d’instituer la prohibition sur leur territoire si une proportion suffisante de la population en fait la demande.
Avec la Première Guerre mondiale, le mouvement en faveur de la prohibition regagne en popularité, associé à l’idée d’un sacrifice moral pour la victoire et d’une lutte contre le gaspillage des ressources telles que les céréales. Au fil du conflit, la plupart des provinces votent la prohibition, et à la fin de la guerre, les États-Unis leur donnent raison en adoptant le 18e amendement qui ouvre la période de la prohibition (1920-1933), surnommée la « Noble expérience ». Même le gouvernement du Québec, dirigé par Lomer Gouin, avait décrété la prohibition en 1918, en prévoyant certaines exceptions à des fins religieuses (vin de messe), médicales et industrielles.
LES EFFETS PERVERS DE LA PROHIBITION ET LA SOLUTION DE L’ÉTATISATION
Au Canada français comme dans d’autres parties de la population canadienne, la prohibition paraît excessive, liberticide et irréaliste. Chez les francophones, plusieurs y voient l’expression du « puritanisme » anglo-protestant ou américain. Même l’Église catholique s’est montrée historiquement peu favorable à cette mesure, prônant plutôt la mobilisation et l’engagement volontaire des croyants en faveur de la tempérance. Le nouveau premier ministre Louis-Antoine Taschereau, qui avait succédé à Gouin en 1920, constate les effets pervers de la prohibition, qui encourage la contrebande, la transgression de la loi par les citoyens ordinaires et le recours abusif à l’exception médicale.
À la recherche d’une solution, Taschereau s’inspire de l’avis du juge Henry George Carroll qui avait suggéré d’imiter l’exemple suédois d’un monopole étatique de la vente et de la distribution de l’alcool. Il crée en 1921 la Commission des liqueurs du Québec (CLQ), tout en ménageant une exception pour la bière, afin de ne pas déplaire aux milieux ouvriers, aux brasseurs et aux taverniers. Une première en Amérique du Nord, la mesure est audacieuse.
Elle suscite le mécontentement des importateurs et marchands de boissons alcooliques, et la controverse chez les catholiques plus intransigeants et les nationalistes du journal Le Devoir. Néanmoins, une fois cette agitation passée, elle finira par être généralement acceptée de la population et même imitée par la plupart des autres provinces canadiennes, qui y verront la source d’intéressantes recettes fiscales.
MONTRÉAL, VILLE DE PLAISIRS
Le contraste entre la prohibition américaine et ce nouveau régime québécois plus libéral attire à Montréal de nombreux Américains assoiffés, faisant de la métropole une nouvelle ville de plaisirs à l’ère du jazz et donnant naissance à une réputation qu’elle garde encore aujourd’hui. Le caricaturiste du Montreal Star, Arthur Racey, y fait un clin d’œil dans ses prédictions pour l’année 1923, montrant de chics sportsmen américains se pressant à l’entrée de la Commission des liqueurs.
UNE CRITIQUE ANGLO-MONTRÉALAISE DE LA PROHIBITION
Les francophones ne sont pas les seuls à s’opposer à la prohibition. Par exemple, Arthur Racey n’est pas tendre à l’endroit de cette mesure radicale et de ses effets pervers. En 1929, il critique à la fois les intrusions en territoire canadien des forces policières américaines poursuivant des contrebandiers et la violence associée à la répression aux États-Unis, qu’il transpose au beau milieu de la rue Sainte-Catherine, cœur de la vie commerciale montréalaise.
En 1933, pour insister sur la façon dont la prohibition a nourri la croissance du crime organisé aux États-Unis, Racey représente des figures de gangsters inquiètes d’entendre le Congrès discuter de l’abrogation de cette mesure.
Dans The Gazette, John Collins reprend le même thème en 1942, en dépeignant comme l’ombre du puritain partisan d’une prohibition en temps de guerre, un dangereux gangster qui prospère grâce à la contrebande d’alcool frelaté.
LA SAQ DANS LA CULTURE POPULAIRE
Pour la période plus récente, la collection de caricatures du McCord révèle bien la place qu’occupe la Société des alcools du Québec dans le quotidien et la culture populaire des Québécois. Les grèves – ou menaces de grèves – qui ont ponctué son histoire ont particulièrement inspiré l’imagination comique des caricaturistes.
Mais d’autres événements récents, comme la légalisation du cannabis et la pandémie actuelle de COVID-19, ont aussi suscité de savoureuses caricatures mettant en scène la SAQ.
POUR EN SAVOIR PLUS
Craig Heron, Booze : A Distilled History (Between the Lines, 2003)
Marcel Martel, Une brève histoire du vice au Canada depuis 1500 (Presses de l’Université Laval, 2015)
Robert Prévost, Suzanne Gagné et Michel Phaneuf, Histoire de l’alcool au Québec (Stanké, 1986)
Robert Rumilly, Histoire de la province de Québec, t. 25, Alexandre Taschereau (Chanteclerc, 1952)
Bernard L. Vigod, Taschereau (Septentrion, 1996)