Transcestors
Les écarts du genre dans la photographie. Verbatim de la conférence présentée par Hélène Samson pour la série Les découvertes du McCord.
28 juillet 2022
Mon exposé porte sur l’expression de genre trans dans la photographie du 19e siècle et du début du 20e siècle.
Par « expression de genre trans », j’entends le fait de se vêtir selon un code non conforme à celui généralement associé au sexe à la naissance. En anglais, on utilise le terme cross dressing pour désigner ce comportement de manière très explicite. En français, les auteurs et auteures utilisent le mot « travestissement », qui n’est pas un synonyme de « travesti » et n’en a pas la même connotation négative. J’adopte donc le terme « travestissement » pour désigner le phénomène du cross dressing. Par ailleurs, j’emploie un langage inclusif autant que possible, mais dans les exemples historiques, je conserve les titres donnés à l’époque.
Mon intérêt pour ce sujet a commencé en 2015 avec la découverte dans les Archives photographiques Notman d’un cas de travestissement, dont on dirait aujourd’hui qu’il s’agit d’un portrait de femme trans. J’en parlerai dans quelques minutes.
J’ai été encouragée à chercher d’autres exemples d’expression de genre trans par les propos de l’artiste trans Zackary Drucker qui a produit la série Transparent sur Amazon et assuré le commissariat du numéro 229 de la revue Aperture en 2017 ayant pour thème Future Gender. C’est chez Drucker que j’ai entendu pour la première fois le néologisme Trancestors. Le terme désigne « les pionniers qui ont ouvert la voie au mélange des genres en affirmant par la représentation visuelle leur identité non conforme au système binaire et hiérarchique des genres ». Le comité d’édition de la revue souligne le besoin urgent de mettre au jour une imagerie trans empreinte de complexité et de compassion pour étayer une histoire de la fluidité du genre (Editors’ note, Aperture 229, p. 23).
OBJECTIF ET MÉTHODOLOGIE
Dans cet objectif, j’ai trouvé six cas exemplaires, entre 1889 et 1927, dans la collection du Musée McCord. À partir des informations et de la provenance qui documentent les photos de la collection, j’ai effectué des recherches pour savoir plus précisément qui étaient ces personnes et quelle place prenaient ces portraits dans leur histoire personnelle. Je n’arrive pas à répondre complètement et avec assurance à ces questions, mais j’émets des hypothèses. J’essaie de m’en tenir à ce que les portraits me montrent, à ce que le contexte signifie.
RÉSUMÉ DES OBSERVATIONS
Les quelques portraits trouvés montrent que le travestissement est un comportement complexe – loin d’être univoque. Tous les cas ne se résument pas à une même équation. C’est un comportement qui exprime des motivations variées, selon que l’on est désigné homme ou femme à la naissance, et qui se manifeste dans des contextes différents : la vie quotidienne, le milieu du travail non mixte, les événements costumés, le monde du spectacle, les clubs privés, la création artistique et les milieux qui y sont associés comme la bohème parisienne et l’avant-garde berlinoise.
J’ai constaté que c’est un comportement qui n’a pas nécessairement de lien avec l’homosexualité ni avec l’identité de genre, même si ces ensembles se recouvrent souvent.
Dans une perspective historique, il m’est apparu évident que la photographie est une condition de la visibilité du phénomène trans. La peinture offre des représentations de travestissements au 19e siècle et au début du 20e siècle, mais elles n’ont pas la valeur probante de la photographie. De plus, il ressort que le procédé photographique est un marqueur différentiel du public et du privé. La période ciblée compte deux grands procédés photographiques successifs : le portrait de studio et l’instantané. On trouve très peu d’expression de genre trans dans le portrait de studio ce qui est significatif de l’interdit social qui pesait au 19e siècle sur ce comportement. De son côté, l’instantané, qui introduit plus de liberté dans la réalisation des photos et permet un contrôle sur leur diffusion, révèle l’existence historique de la fluidité du genre dans le domaine privé.
L'ÉTAT DES CONNAISSANCES SUR LE TRAVESTISSEMENT AU 19e SIÈCLE
Que savons-nous du travestissement en photographie au 19e siècle? En fait, peu de choses, car, selon les auteurs, le 19e siècle n’est pas une période définitive dans la visibilité de la culture la LGBTQ+.1 La littérature est une meilleure source d’information sur cette époque, comme l’a montré Louis Godbout, conférencier et chercheur dans les Archives gaies du Québec. Il faut attendre le début du 20e siècle pour assister au tournant de l’affirmation visuelle de la culture LGBTQ+ avec la création de l’Institut de sexologie de Magnus Hirschfeld et Arthus Kronfeld à Berlin en 1919; puis avec la collection d’images érotiques du sexologue Alfred Kinsey à la fin des années 1930.
COLLECTION DE SÉBASTIEN LIFSHITZ
Ces portraits de studio sont tirés de la collection de Sébastien Lifshitz. Cette collection particulière confirme la rareté des portraits transgenre au 19e siècle. Elle se constitue de photographies trouvées aux puces, dans les vide-greniers et sur eBay, entre autres. Elle couvre 100 ans de photographie de 1880 à 1980. Les portraits sont fascinants, intrigants, mais comme ils sont anonymes et situés hors contexte pour la plupart, leur signification est réduite.
Cette collection a été présentée dans l’exposition intitulée Mauvais genre, aux Rencontres d’Arles, en 2016 et fait l’objet d’une publication du même titre. Je souligne ici que sur environ 200 photos publiées dans l’ouvrage, seulement 11 datent du 19e siècle. Les photos de trans sont rares à cette époque en raison de la répression sociale et judiciaire du travestissement sur la place publique.
FANNY ET STELLA
Le célèbre cas de Fanny et Stella à Londres dans les années 1860 et 1870 en est la démonstration.
Stella et Fanny, respectivement Ernest Boulton (1847-1904), et Frederick Park (1846-1881), sont deux cross-dresser qui se disaient des sœurs. Stella, qui était très belle dit-on, personnifiait des femmes dans des spectacles de variétés. Fanny était sa fidèle compagne. Le problème vient d’avoir voulu étendre leur travestissement théâtral à la vie quotidienne et publique. Le couple était poursuivi par la presse londonienne et connu comme les He/She Ladies. Fanny et Stella ont été la cible d’accusations de travestissement sur la place publique et de sodomie. Ces accusations criminelles étaient passibles de prison avec travaux forcés. Au terme d’un procès dégradant et très médiatisé, un acquittement est prononcé à défaut d’être en mesure de faire la preuve qu’il y a eu sodomie.
C’est grâce au rapport du procès que leur histoire a pu être reconstituée dans un ouvrage de Neil McKenna.2 Il s’agit d’une source secondaire très riche pour connaître la scène underground homosexuelle à Londres et le caractère de dépravation qui lui était associée.
DANS LES ARCHIVES PHOTOGRAPHIQUES NOTMAN
Voyons maintenant les exemples trouvés au Musée McCord dans les archives photographiques du studio Notman.
Voilà un registre du studio. Un des grands albums dans lesquels tous les portraits étaient collés et numérotés en ordre chronologique qu’on appelle Picture Book.
Le studio de portraits au 19e siècle était particulier par son contexte contractuel et public. Avant la révolution Kodak, l’unique moyen d’avoir son portrait était de faire appel à un photographe professionnel en se rendant dans son studio. La relation entre le photographe et le client était contractuelle. Le photographe était payé pour faire paraître le client sous son meilleur jour selon le code social de la bourgeoisie. Le portrait de studio jouait un rôle normatif.
L’autre caractéristique de la photographie à l’époque est un contexte que l’on peut qualifier de public. Les portraits qu’on achetait étaient en effet destinés à des échanges dans les cercles familiaux et amicaux et ils garnissaient entre autres des albums et des cadres. On utilisait ces portraits pour se présenter en société. De plus, le personnel du studio, et parfois certains clients, avaient accès aux registres. Dans ces conditions, se faire tirer le portrait devenait un geste public. Ce qui explique sans doute pourquoi on trouve si peu de portraits trans.
CONTEXTE D'ÉVÉNEMENTS SPÉCIAUX
En revanche, la photo de travestissement était courante dans le contexte d’événements spéciaux, comme les mascarades, les représentations théâtrales et les spectacles de variétés.
Voilà des exemples de déguisements dans le contexte du théâtre amateur. Ce type de photos est fréquent dans les archives de studio. On les trouve enregistrées comme les autres dans les Picture Books de Notman. La clientèle est formée de membres de troupes de théâtre amateur et professionnel, de même que de couvents pour filles et de collèges pour garçons qui faisaient photographier les pièces de fin d’année, par exemple.
Ces travestissements étaient acceptés dans la société parce qu’ils n’étaient pas trompeurs. Ils ne menaçaient pas les catégories bien étanches et hiérarchiques entre les hommes et des femmes. Ces portraits sont en effet sans ambiguïté.
Mais ce n’est pas le cas de ce portrait de Miss Georgie Bryton par Notman en 1895.
Aujourd’hui, on peut de prime abord s’interroger sur cette expression de genre masculin. Est-ce un déguisement théâtral ou une expression de genre trans? Le fait que la photo soit dans le Picture Book plaide en faveur d’un contexte d’acceptabilité. En effet, nos recherches confirment qu’il s’agit d’une personnification masculine dans des spectacles de variétés, de type music-hall. En anglais on dit male impersonation.
Georgie ou Georgia Bryton (1881 ou 1882-1942), est une actrice américaine, d’origine anglaise qui jouait dans des comédies musicales sur Broadway et ailleurs aux États-Unis. On sait qu’elle a tenu au moins un rôle de garçon dans une pièce à New York en 1902. D’après un article de Montreal Gazette, nous savons qu’en mars 1895 le théâtre Queen’s à Montréal accueillait une troupe venue d’Angleterre pour le spectacle A Gaiety Girl!. Bien que l’article ne mentionne pas les artistes qui se produisaient sur scène, c’est durant son passage à Montréal que la vedette s’est fait photographier chez Notman. Quatre photos ont été prises le 8 mars 1895.
Remarquez le costume masculin de cérémonie, bien ajusté, qui rend le travestissement crédible.
Ici, un autre portrait de Georgie Bryton en actrice lors de la même séance de photos. Notons la pose stéréotypée d’actrice et la coiffure avec postiche.
On sait qu’elle a été mariée et qu’elle est morte en Californie en 1942.
Ce type de travestissement a été bien étudié à partir de sources premières comme celle-ci. Il peut dans certains cas être le fait de personnes lesbiennes et trans. Plusieurs « personnifications masculines » étaient le fait de femmes cis genre hétérosexuelles.
Voilà un ouvrage récent sur le sujet de Gillian Rodger, Just one of the boys. Female-to-male cross-dressing on the American Variety Stage, publié en 2018 par l’University of Illinois Press. Le portrait de l’actrice en couverture, Ella Wesner, par le Sarony Studio à New York, est du même type que celles prises chez Notman.
GENT FOR MRS. AUSTIN
Voilà le cas exceptionnel, parce que rarissime, d’un modèle trans dont les portraits réalisés au studio Notman auraient dû demeurer strictement privés.
Il s’agit d’un jeune homme, William Austin, qui a dû faire preuve de détermination et de courage pour concrétiser visuellement son identité trans dans un contexte social de répression. Il risquait la prison ou l’asile psychiatrique. Pour obtenir ces portraits, il a reçu l’aide de sa mère et du photographe Notman.
Ces portraits ne devaient jamais être rendus publics, comme le stipule cette inscription dans le Picture Book : « Not to be put in » (Ne pas inclure). Notman avait donné l’ordre de ne pas diffuser ces portraits.
Faisons maintenant un examen attentif des négatifs.
Portrait en buste, présence de retouches habituelles au visage; ce portrait fait selon les règles de l’art indique l’entière collaboration du photographe.
Observation du décor conventionnel avec service à thé, de la robe un peu courte, du corsage plat et des retouches aux chevilles.
On peut remarquer la pose provocante inhabituelle et des retouches au corsage.
Le titre de ces portraits est énigmatique : « Gent for Mrs Austin ». Qui est Mme Austin?
La découverte de ces portraits où le « Gent » et une « Mrs. Austin » portent le même chapeau a permis de conclure qu’il s’agit de Mme Windham Bruce Austin (1835-1918), la mère du « Gent ».
Cette femme, Helen Winchester, d’origine américaine et issue d’un milieu aisé, est la mère de quatre enfants, tous photographiés chez Notman.
Par élimination des membres de la famille, j’ai conclu que le « Gent » est William Winchester Austin (1865 – 1937), le fils cadet de Mme Austin.
On peut insérer ces portraits dans l’histoire personnelle d’un jeune homme dont l’identité de genre est trans. D’abord, il obtient la collaboration de sa mère pour avoir son portait chez Notman. Ensuite, le 10 juillet, jour de l’anniversaire de son fils, Mme Austin se fait elle-même photographier au studio et prend des arrangements avec Notman pour une séance de pose avec son fils. Notez que ces faits jettent un éclairage sur l’ouverture d’esprit de la mère et du photographe. Le 19 juillet, les prises de vue ont lieu et les tirages sont interdits d’enregistrement dans le Picture Book, afin de préserver la vie privée de William W. Austin.
De plus, on découvre grâce aux recensements de 1911 et 1921 que William a été interné au moins 12 ans au Protestant Hospital for the Insane à Verdun, aujourd’hui l’Institut universitaire en santé mentale Douglas. Il est impossible d’avoir accès au dossier médical en vertu de la Loi sur la protection de la vie privée. Il n’y est pas interné toute sa vie, car à sa mort en 1937 il habitait seul dans la rue Stanley à Montréal. Il semble bien que ces portraits soient ceux d’une femme trans, selon le vocabulaire actuel.
J’ai rapporté en détail l’enquête qui a permis de reconstituer cette histoire dans une conférence à l’Université Concordia dans le cadre de la série Speaking of Photography en 2016.
PHOTOGRAPHES AMATEURS
Les exemples suivants proviennent de la vie privée de photographes amateurs. Dans les années 1890, la photographie amateure se généralise et permet à l’auteur de contrôler la diffusion des images, notamment en développant ses photographies par ses propres moyens. Les portraits peuvent ainsi demeurer du domaine privé ce qui permet une expression plus libre du genre.
ANNIE G. McDOUGALL
Voyons des photos prises par Annie G. McDougall, dans les années 1890.
Annie McDougall est photographe amateure à Drummondville. On la voit ici dans le studio de Notman, dans une prise de vue informelle qui montre les coulisses du studio. Elle accompagnait son beau-frère, Charles Millar, lui-même photographe amateur, lorsqu’il a acheté un appareil photo chez Notman. Je suppose que cette prise de vue est une démonstration du maniement de l’appareil pour laquelle Annie a posé.
Annie McDougall était célibataire et bibliothécaire au Fraser Institute à Montréal. Elle vivait avec sa sœur et son beau-frère, Charles Millar.
Parmi les photos d’Annie conservées au Musée, on trouve un grand album qui contient cette page de scènes hétérosexuelles jouées par deux femmes.
Nous sommes dans les années 1890. Les protagonistes sont Marie Gill, amie d’Annie McDougall, et Flora McDonald, célibataire vivant chez sa sœur à Montréal. Marie est la sœur de Charles Gill, peintre et poète, membre de l’École littéraire de Montréal dont faisait également partie le poète Émile Nelligan. On est ici dans un milieu culturel riche, engagé dans la littérature et les arts – un milieu généralement ouvert d’esprit. La scène se déroule dans le jardin du domaine Gill à Pierreville.
Ces scènes rappellent les Mock Wedding, qui sont des simulacres de mariage, un type de saynètes populaires parmi les jeunes filles à cette époque.
Notons le costume de cérémonie, une tenue qui ne se rapporte pas au quotidien.
Comment interpréter cette séquence? S’agit-il d’une fiction fantaisiste? D’une création artistique? Peut-on y voir un aveu de relation lesbienne sous un simulacre de couple hétérosexuel?
Parmi les photos de l’album d’Annie McDougall, on trouve également celles-ci du même couple dans le jardin de la ferme des Gill. Encore là, s’agit-il d’une scène de la vie quotidienne ou d’une fiction? La question reste ouverte.
MARGUERITE MARTHA « RITA » ALLAN
Voilà un autre exemple de travestissement dans la vie privée d’une des plus riches familles du Canada en 1912, en la personne de Marguerite Martha « Rita » Allan, (1895-1942).
Nous voyons ici les sœurs Martha Margaret Allan, surnommée Rita, et Gwendolyn Allan, petites filles de Hugh Allan – richissime armateur et magnat du chemin de fer du Canadien Pacifique, qui habitait la maison Ravenscrag sur le flanc du mont Royal, dans le Mille carré doré.
Gwen (à droite) a connu un destin tragique. Elle et sa sœur Anna sont mortes noyées dans le naufrage du Lusitania en 1915 – trois ans après cette photo. On aperçoit Martha (à gauche) en costume masculin.
Martha pose pour la photographie dans le jardin de la résidence familiale de Cacouna.
À noter le costume qui semble taillé pour elle : pantalon et chapeau dans une posture décontractée et masculine pour l’époque. Aussi, la cigarette, un accessoire omniprésent dans le travestissement de femmes en hommes dans ces années-là.
Comment interpréter ce travestissement?
La personnalité de Martha Allan nous éclaire sur ces portraits de jeunesse. Martha est une personne de caractère, très sûre d’elle, déterminée, audacieuse et chef de file, selon les articles à son sujet. Sa famille est versée dans les arts, le théâtre et la musique. Martha elle-même a marqué la scène théâtrale à Montréal. Son parcours est éloquent. Elle étudie l’art dramatique à Paris, se démarque comme ambulancière pendant la Première Guerre mondiale et pratique le théâtre aux É.-U. avant d’effectuer un retour à Montréal en 1926. En 1930, elle fonde le Montreal Repertory Theatre, en activité jusqu’en 1961. Elle a également cofondé le Dominion Drama Festival.
On peut voir dans ce travestissement un désir d’émancipation et une volonté de jouir des privilèges masculins dans un monde encore très strict et réducteur pour les femmes. Il y a une sorte de dandysme, une affirmation de soi sur le mode contestataire chez cette jeune femme dont le style fait place à la fluidité du genre.
ROBERT ETHELBERT COOPER
Voici maintenant deux albums d’instantanés des années 1920, qui comportent des photos de travestissements.
Voilà une page de l’album de Robert Ethelbert Cooper, en 1927, où on le voit vêtu selon une expression de genre féminin et de genre masculin. Le ton semble humoristique.
Robert E. Cooper est l’auteur d’une série d’albums de famille – il y a 10 albums dans la collection du Musée McCord. On n’y voit que des événements heureux, des moments en famille, entre voisins, des portraits, des souvenirs de jeunesse, des excursions autour de Montréal. L’atmosphère de ces albums est très joviale. Robert Cooper s’est marié et a eu une fille.
On constate que le travestissement est rudimentaire, pas très soigné, la posture demeure masculine.
On revoit Robert sous l’apparence vestimentaire de jeunes filles différentes dans la cour arrière de la maison familiale rue Boyer à Montréal. Le travestissement semble bien accepté, car il prend son père et d’autres membres de sa famille à témoin.
Dans cet exemple, le travestissement semble correspondre à un thème ludique chez un individu très sociable, au sens de l’humour bien aiguisé.
En examinant les autres albums de ce fonds, j’ai trouvé ces photos qui datent de quelques années plus tôt dans le contexte d’un camp de vacances – camping à l’île Skunk dans le Saint-Laurent. Dans ces photos de vacances, les blagues visuelles sont abondantes.
Dans l’une des photos, on voit un simulacre de couple, et une personnification de femme à la posture suggestive.
Quel est le sens de ce travestissement? S’agit-il simplement d’un jeu vestimentaire transgressif et libérateur, voire érotique, dans une culture masculine dont le carcan est très rigide? Serait-ce un exemple d’expression de genre qui, sous des abords ludiques, explore l’identité de genre trans? La discussion est ouverte.
GEORGE JOHN ENGELHARDT
Le dernier cas est un album qui se présente comme un livre d’artiste.
Celui du photographe en herbe, George John Engelhardt, en 1927-1928. Ce n’est pas un album de famille. L’auteur, en tant que photographe, est lui-même le sujet de l’album. En outre, comme l’indique le titre de l’album, les photos ont été prises avec un 2A Brownie, l’une des premières caméras à l’épaule.
Les autoportraits sont nombreux dans cet album. En voilà deux. Notons la tenue vestimentaire très soignée. Qui est George?
Les Engelhardt vivaient à Teaneck dans l’État du New Jersey, dans les années 1920. On les retrouve à Verdun à compter de 1927 dans la rue Beatty. Le père et le fils travaillent à la manufacture Belding-Corticelli Limited.
Nous voyons à ces images qu’il s’agit de l’album d’un autodidacte en photographie. Il documente sa pratique artistique, sa chambre noire, on voit aussi ses dessins.
Voilà les autoportraits d’expression de genre féminin. Le travestissement est banal, crédible, la robe est simple, la posture est féminine, les jambes sont élégantes. Un accent est mis sur le thème de la vamp, comme dans deux autres cas auparavant : le portrait « Gent for Mrs. Austin » et dans l’album de Robert E. Cooper.
Ces travestissements participent de l’exploration identitaire de ce jeune artiste dans laquelle il interroge, entre autres, son identité de genre. L’autofiction semble ici un mode artistique et exploratoire.
Comme c’est le cas dans cette autre photo composite où George s’invente un frère jumeau, un alter ego.
Ainsi se termine ce portrait narratif comme une œuvre achevée.
En conclusion de cette série d’exemples de travestissements photographiés :
Quelles que soient les motivations de ces portraits du passé, on doit reconnaître que « ces clichés existent parce qu’ils ont été particulièrement désirés » à une époque où l’expression de genre trans était un geste audacieux, transgressif et souvent dangereux. Ces portraits sont « l’objet d’une intention forte », comme dit encore Christine Bard, dans Mauvais Genre3. On devine dans ces portraits la fierté et le courage d’assumer une identité trans, la satisfaction de la performance, la créativité et le sentiment de liberté que procure le jeu vestimentaire, le désir d’être autre, la complicité amoureuse et érotique.
Comme je le disais en introduction, le contexte photographique montre que ces expressions sont réservées au domaine de la vie privée et qu’elles se présentent visuellement de façon dissociée de l’homosexualité et de l’identité trans avérée. Les caractères performatif et transgressif de ces travestissements qui datent de plus de 100 ans en font des antécédents historiques de la culture queer actuelle. Les rendre publics aujourd’hui s’inscrit aussi dans le mouvement politique de la culture queer.
NOTES
1. Lord, Catherine et Meyer, Richard (2013). Art & Queer Culture. Phaidon Press.
2. McKenna, Neil (2013). Fanny & Stella The Young Men Who Shocked Victorian England. Faber & Faber.
3. Bard, Christine et Bonnet, Isabelle (2016). Mauvais genre Les travestis à travers un siècle de photographie amateur. Éditions Textuel.