Scénographie d’un regard
Pierre-Étienne Locas nous parle des défis de mettre en espace une décennie de rencontres traçant le portrait du Hochelaga de Joannie Lafrenière.
24 mai 2023
Sous les néons d’un tunnel bleu nuit, au cœur de l’exposition Hochelaga – Montréal en mutation de l’artiste Joannie Lafrenière, je rencontre Pierre-Étienne Locas, qui en a fait la scénographie.
Pierre-Étienne : Je suis scénographe et depuis 18 ans maintenant, je travaille principalement en théâtre. Durant ces années, j’ai donc fait différentes conceptions avec plusieurs metteurs en scène. Depuis quelques années, j’ai envie d’avoir de nouvelles opportunités, des défis différents. J’ai eu ma première expérience en musée il y a quatre ans avec le Musée Stewart. On m’avait engagé pour réaliser la scénographie de l’exposition Nuits. Ils cherchaient un scénographe qui venait du monde du théâtre et qui aurait donc une approche différente.
J’ai travaillé ensuite de nouveau en théâtre jusqu’à ce que le Musée m’approche pour cette expo. En parallèle, je fais différents trucs. Un peu de sculpture, un peu de land art, un peu de dessin.
Alexis : Comment as-tu découvert le projet?
Pierre-Étienne : Je me souviens, c’était l’été et je me suis garé sur le bord du Richelieu pour prendre l’appel. On m’a dit : « Il y a une photographe qui s’appelle Joannie Lafrenière, tu iras voir son site. Si ça te tente, ce serait un beau projet d’expo. » J’y ai réfléchi, puis j’ai dit oui.
Alexis : Comment s’est passée ta première rencontre avec Joannie?
Pierre-Étienne : François Vallée, le chargé de projet de l’expo, avait organisé un petit dîner avec Joannie au Chic Resto Pop, dans Hochelaga. Ça donnait le bon ton pour le projet. On a jasé et ça a vraiment cliqué entre nous. À la fin du dîner, on était tous les trois partants pour travailler ensemble.
Alexis : En quoi a consisté votre collaboration?
Pierre-Étienne : Au début, je ne savais pas vraiment ça allait être quoi, le contenu de l’expo. Joannie m’a invité chez elle pour me montrer son stock et là, rapidement, je me suis rendu compte que ça allait bien au-delà de l’expo de photo. Ce qu’elle partageait avec moi, c’était une espèce de balluchon rempli de patentes et de rencontres qu’elle amassait depuis des années. Joannie, c’est une collectionneuse de rencontres. C’était ça son stock.
J’ai compris qu’elle ne voulait pas raconter le quartier d’un point de vue extérieur, ni même de celui du marcheur, mais d’un point de vue plus intime. C’est une relation plus intérieure et personnelle qu’elle vient partager. Parce que le barbier qui travaille au coin de sa rue, par exemple, elle ne fait pas que passer devant. Ça fait des années qu’elle entre dans son salon pour jaser. L’expo est pleine de rencontres comme ça. Joannie prend part à la vie de son quartier et immortalise ses rencontres, comme une gardienne. Quand elle me montrait ça, c’était comme si elle ouvrait devant moi un coffre au trésor.
Alexis : Dans la conception de l’expo, quelqu’un s’est ajouté à l’équipe, non?
Pierre-Étienne : Joannie était curieuse de connaître la littérature qui existait sur le quartier, alors elle est allée voir son libraire et ce dernier lui a parlé du recueil de poésie Orange Pekoe de Benoit Bordeleau. Tous ses poèmes ont été écrits au cours de déambulations dans le quartier. On trouvait une belle résonance entre la poésie de Benoit et le regard de Joannie. Et puis on a voulu que l’expo passe par les tripes plutôt que par la tête, qu’elle soit plus ressentie qu’expliquée. Et quoi de mieux que la poésie pour faire ça.
Alexis : Quels défis as-tu rencontrés pour incorporer tout ça dans une expo?
Pierre-Étienne : Le plus gros défi c’était la « pizza ». Parce qu’il y avait tellement de matériel que, quand j’ai commencé à mettre tout ça en espace, c’était vraiment comme plein d’ingrédients empilés les uns sur les autres, comme une pizza all dressed. Finalement est venue l’idée de compartimenter l’expo avec des îlots, et tout a commencé à prendre place.
Alexis : Peux-tu me parler de ce qui trône au milieu de l’îlot du barbier, justement?
Pierre-Étienne : Des cheveux! Ça c’était compliqué. Nous avons contacté Salons Green Circle, un organisme spécialisé dans le traitement écoresponsable des résidus de salons de coiffure et ils nous ont envoyé des caisses de cheveux. Mais là, on est dans un musée et il ne faut absolument pas faire entrer d’insectes qui peuvent être très dommageables aux objets de la collection. Par précaution, les cheveux ont donc été congelés pendant environ trois semaines pour s’assurer de tuer tout ce qui aurait pu s’y cacher1. Sauf qu’en ouvrant les boîtes, on a découvert que les cheveux étaient mêlés à quelques débris. On a donc mis des gants, des masques et étendu les mèches de cheveux qu’on a pris le temps de trier pour ne garder que les plus belles. C’était laborieux, mais une fois dans la vitrine, ça fonctionnait, alors on était contents.
Alexis : Le sujet de l’exposition, c’est un peu l’amour de Joannie pour son quartier. Comment as-tu fait pour représenter spatialement quelque chose d’aussi intime?
Pierre-Étienne : La scéno pour moi c’est la rencontre entre l’architecture – parce qu’il est question de volumes et d’espace – et la poésie. Et la poésie c’est de transposer un état ou une idée en image. Ce qui est le fun dans mon travail, c’est d’essayer de trouver la bonne forme qui dit la bonne affaire, de la bonne façon. Parce qu’il y a plein de solutions, mais la bonne c’est de se connecter aux autres et à leur sensibilité. Alors les ingrédients de l’expo c’était Joannie, son amour, Hochelaga, des portraits, de la poésie, et puis moi. Mets tout ça ensemble, dans le bon dosage et tu vas trouver une expo.
Alexis : Que retires-tu de l’aventure qu’a représentée la conception de cette exposition?
Pierre-Étienne : Cette expo, pour moi, ça a d’abord été des rencontres humaines. Avec les habitants d’Hochelaga, oui, mais particulièrement avec Joannie. On a réfléchi ensemble à ce que c’était que d’habiter un quartier, ce que c’était que d’être un humain quelque part et ça m’a nourri. Les projets passent mais les rencontres restent. C’est un peu à l’image de l’expo elle-même finalement. Les quartiers mutent mais les rencontrent marquent.
NOTES
1. Étant une matière organique, les cheveux sont très attractifs pour les insectes qui peuvent causer un tort considérable, et irréversible, aux collections muséales et archivistiques. Il est donc essentiel de prendre des mesures préventives.