Lettre de Marie Saint-Jacques-Guimont à Thérèse Casgrain, 1976 (détail). Don de Claude L. Casgrain, Fonds Familles Casgrain, Forget et Berthelot P683, Musée McCord Stewart

Affres et inconvénients de la vieillesse

Thérèse Casgrain et les droits des aîné·e·s : des réflexions qui n’ont pas d’âge.

Anouk Palvadeau, archiviste junior, Musée McCord Stewart

5 juillet 2023

Dans cette série de 12 articles publiés dans le cadre du projet Sensibilités partagées, nous partons à la recherche des émotions, des sensations et des valeurs enfouies dans les documents d’archives, tout en nous interrogeant sur la manière dont le contexte culturel et historique les façonne.

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À l’été 1976, Thérèse Casgrain, grande figure du militantisme et de la lutte pour l’obtention du droit de vote pour les femmes québécoises, s’apprête à souffler ses 80 bougies. Celle qui est connue du grand public depuis de longues années ne cache pas sa contrariété quant à la divulgation de son âge. Interrogée cinq ans plus tôt par Andréanne Lafond à l’émission Format 30diffusée le 16 juillet 1971, Thérèse Casgrain avait confié à la journaliste : « La seule chose qui me choque, mademoiselle, c’est que je suis très femme, puis le fait que tout le monde au Canada sait que j’ai 75 ans, ça m’ennuie profondément1. »

QUATRE FOIS VINGT ANS

Ainsi, à l’approche de son anniversaire, cette préoccupation grandit au point que Thérèse Casgrain en fait part à ses proches et l’évoque dans ses correspondances. Le Fonds Familles Casgrain, Forget et Berthelot (P683), composé de nombreuses lettres, offre un aperçu de cette période particulière dans la vie de la célèbre militante et femme politique. Dans une lettre, son ami le juge Roger Ouimet lui apporte soutien et réconfort : « Je me disais combien vous aviez tort de vous sentir un peu déprimée à l’approche de votre anniversaire. » Il la rassure en mettant de l’avant l’énergie indéfectible de sa correspondante, encore intacte après toutes ces années.

Pour Ouimet, ce tournant invite à réaliser que Thérèse Casgrain a mis à profit ces années au service de grandes causes, et il lui réitère son admiration, qui « je le dis du fond du cœur – pour votre courage, votre sincérité et votre générosité vous est acquise – depuis longtemps, vous le savez ».

Cependant, les préoccupations de son amie trouvent un écho chez lui. Il en profite pour partager ses propres appréhensions :

Quatre fois vingt ans ne sont en somme que des renouvellements d’une inépuisable jeunesse. Je vous les envie, moi qui deviendrai bientôt septuagénaire et qui ai maintenant de la difficulté à bien tenir une plume, comme vous pouvez le constater. Une existence combative ayant fait place à un siège de « presque » tout repos use son homme plus qu’on ne l’imagine. Je le répète, je vous envie cette énergie de tous les jours qui vous permet d’affronter un vingtième siècle fatigué, haletant, bouleversé.
29 juin 1976

La poète Marie Saint-Jacques-Guimont, dans sa lettre à son amie Thérèse Casgrain, met également de l’avant le tumulte d’une époque en constante mutation :

Votre humour, votre clair bon sens ont réussi à vous faire traverser la galopante évolution de notre époque, sans que celle-ci n’altère en rien votre authenticité, sans vous faire perdre de vue l’essentiel.
1976

Tout comme Roger Ouimet, Marie Guimont constate la vitalité de Thérèse Casgrain au tournant de ses 80 ans : « Je vous félicite de votre jeunesse », avant de conclure : « Je vous souhaite, Thérèse, santé et bonheur – je n’ai pas à vous dire : continuez – votre élan ne s’arrêtera pas si tôt votre jeunesse d’esprit et [de] cœur, le soutient. »

« CHEZ SOI : LE PREMIER CHOIX »

Cependant, pour Marie Guimont, la vieillesse s’accompagne d’un certain déclin affectant de nombreux aspects de sa vie :

Je perds la vue rapidement malgré des soins constants ma santé à part ça est excellente et je n’ose penser à ce qui m’attend. Je puis profiter encore du large horizon, de rivières et de ciel dont j’embrasse, de mon appartement un demi-cercle. Je lis le plus possible armée de fortes lunettes, d’une grosse loupe, et j’écris de plus en plus mal.

Marie Guimont explique qu’elle n’a pas eu d’autre choix que de quitter sa maison, tout comme de nombreux Québécois et Québécoises entre 1960 et 1979, une période « caractérisée par le recours massif à l’hébergement et à l’hospitalisation sans politique de maintien à domicile », comme l’indique Stéphane Grenier dans son étude sur la question2. Ce changement de milieu de vie, effectué de manière hâtive, a été un grand choc pour Guimont, qui explique dans sa lettre être « démolie – à peu près ».

Ce n’est d’ailleurs qu’en 1979, soit trois ans après l’écriture de cette lettre, qu’une politique « digne de ce nom » sera adoptée et que l’idée « d’offrir des services plus proches des gens, c’est-à-dire dans leur milieu de vie, va faire son chemin3 ».

Pour Marie Guimont, les résidences comme la sienne, même confortables et gérées de façon humaine, ne sont pas des options acceptables sur le long terme. Elle soulève également dans sa lettre les effets négatifs du manque d’échanges intergénérationnels sur les personnes âgées :

C’est une vie factice sans jeunes voisins, sans enfants rencontrés, reçus dans votre jardin. Beaucoup de gens y sont très malheureux. C’est une solution d’urgence, pour presque tous et toutes. Je ne crois pas qu’on doive multiplier ces maisons. Il faudra d’autres solutions qui permettront de finir sa vie dans le milieu de vie où on a vécu, parmi des générations plus jeunes.

Le maintien à domicile, un souhait émis par de nombreuses personnes âgées, était donc déjà à l’ordre du jour dans les années 1970, mais n’a commencé à être mis en place plus largement que bien plus tard. Comme l’expliquait Grenier en 2002 : « Nous en sommes au début d’une période d’institutionnalisation des expériences d’aide domestique et à leur généralisation sur l’ensemble du territoire québécois4. » Et tout récemment, le 28 mars 2023, on dévoilait un rapport examinant la performance des soins et des services à domicile au Québec, commandé par le gouvernement5.

Le constat est accablant : plus de 20 ans après les débuts de l’établissement de la politique de soutien à domicile « Chez soi : le premier choix », la réponse à la demande reste limitée. La commissaire à la santé et au bien-être, Joanne Castonguay, montre du doigt l’absence de mise en œuvre de cette politique par les gouvernements successifs. Or, il est prouvé depuis de nombreuses années qu’avec le maintien à domicile, « les personnes âgées peuvent bénéficier de leur réseau social et de leur environnement de vie naturel plus longtemps. Ce bénéfice se mesure au niveau de leur santé et de leur bien-être social6 ».

Dans sa réponse à Marie Guimont, Thérèse Casgrain ne manque pas de s’intéresser de plus près au milieu de vie pour les aîné·e·s et demande conseil à son amie concernée par cette question :

Quand j’irai vous voir il faudra que vous me donniez de bons conseils et des suggestions pour savoir ce que nous pourrions faire pour améliorer les conditions de vie des gens de notre génération. Cela m’amuse toujours d’entendre des jeunes qui n’ont pas 30 ans nous dire ce que nous devons faire pour rendre notre vie supportable.
19 octobre 1976

INFATIGABLE MILITANTE

Dorénavant, celle à qui on demande « un peu partout de parler du 3e âge » (19 octobre 1976) a l’occasion de se pencher sur le sujet. Pour cette activiste dans l’âme, ce combat s’inscrit plus largement dans celui pour l’avancement des droits de la personne, dans lequel elle est engagée depuis plusieurs décennies, après avoir contribué à obtenir le droit de votre provincial pour les femmes québécoises en 1940. Et comme le rappelle sa petite-fille Lise Casgrain, sa grand-mère « s’est aussi battue pour les hommes, les familles, les mineurs, les conditions de vie des prisonniers, les conditions des travailleuses et travailleurs du textile, les mineurs d’Asbestos et la condition des aîné·e·s. Elle voulait faire évoluer la société québécoise et canadienne dans son ensemble et améliorer les conditions de vie de tous les citoyennes et citoyens7 ».

Infatigable militante, Thérèse Casgrain poursuit son engagement en prêtant main-forte à certaines personnalités politiques. Pierre Elliott Trudeau pourra d’ailleurs compter sur son appui, et ce, même après sa défaite aux élections de 1979. Dans une lettre adressée au politicien, elle lui fait part de son inébranlable soutien :

Malgré mon âge, je continue à travailler pour vous dans tous les domaines.
2 juin 1979

Comme personne ne peut échapper à la marche du temps, le thème de la vieillesse demeure une préoccupation universelle, centrale à nos existences et qui le deviendra vraisemblablement encore davantage avec le vieillissement de la population. La question des droits et du traitement des personnes âgées se posera donc avec toujours plus d’acuité. Plus que jamais, une véritable mise en œuvre du maintien à domicile est attendue afin de « mieux répondre à l’évolution des besoins des Québécois et à leur souhait de vieillir à la maison8 », comme l’a récemment souligné la commissaire Castonguay. Partagées il y a près de 50 ans, les réflexions de Marie Guimont, Roger Ouimet et Thérèse Casgrain demeurent d’une grande actualité et mettent l’accent sur une problématique qui résonne particulièrement fort en ce moment, au sortir de la pandémie de COVID-19.

POUR EN SAVOIR PLUS

NOTES

1.« Archives – Thérèse Casgrain : donner une voix aux femmes du Québec», Radio Canada, 2 novembre 2021 (consulté le 18 janvier 2023)

2-4, 6, 8. Stéphane Grenier, Logement ou hébergement? L’évolution des milieux de vie substituts pour personnes âgées, cahier du Laboratoire de recherche sur les pratiques et les politiques sociales (LAREPPS), février 2002, p. 6-7, 9-10 (consulté le 18 janvier 2023).

5. « Mandat du CSBE sur les soins et services de soutien à domicile – Bien vieillir chez soi : comprendre l’écosystème », Newswire, 28 mars 2023 (consulté le 29 mars 2023).

7. « Faire avancer les droits des femmes et les droits de la personne au Québec », Equitas, 2017 (consulté le 18 janvier 2023). Thérèse Casgrain fut l’une des cofondatrices de la Fondation canadienne des droits de la personne en 1967, devenue Equitas en 2005.

RÉFÉRENCES

« Colloque Thérèse Casgrain – Cahier spécial », Le Devoir, 14 mars 1992, BAnQ numérique (consulté le 18 janvier 2023).

Ducharme, Marie-Noëlle, Jean Proulx et Stéphane Grenier. « Étude des hybridations entre des formules de logement social et d’hébergement – Rapport d’étape portant sur les initiatives destinées aux personnes âgées en perte d’autonomie », cahier du Laboratoire de recherche sur les pratiques et les politiques sociales (LAREPPS), janvier 2013 (consulté le 18 janvier 2023).

Ministère de la Culture et des Communications (Québec). « Casgrain, Thérèse », Répertoire du patrimoine culturel du Québec », 2013 (consulté le 18 janvier 2023).

 

MERCI!

Ce projet a été rendu possible en partie grâce au soutien financier de Bibliothèque et Archives Canada.

À propos de l'autrice

Anouk Palvadeau, archiviste junior, Musée McCord Stewart

Anouk Palvadeau, archiviste junior, Musée McCord Stewart

Diplômée en études anglaises, journalisme et archivistique, Anouk met à profit ses différentes habiletés au sein du Musée et apporte son soutien dans le cadre de projets de traitement et de diffusion d’archives. Elle s’intéresse notamment au point de vue des femmes dans les documents d’archives et à leurs récits à travers le temps.
Diplômée en études anglaises, journalisme et archivistique, Anouk met à profit ses différentes habiletés au sein du Musée et apporte son soutien dans le cadre de projets de traitement et de diffusion d’archives. Elle s’intéresse notamment au point de vue des femmes dans les documents d’archives et à leurs récits à travers le temps.