La diplomatie des wampums chrétiens transatlantiques
Religion et politique sont tissées dans ces objets multimédias, multiculturels et multilingues.
28 novembre 2023
L’exposition Wampum : perles de diplomatie présente quatre colliers, dont trois portant des inscriptions latines, envoyés à des sanctuaires catholiques en France et en Italie entre les 17e et 19e siècles. Il s’agit des seuls wampums chrétiens transatlantiques qui existent encore aujourd’hui, parmi la dizaine dont l’existence a été attestée par des sources écrites. Certains d’entre eux reviennent sur le territoire nord-américain pour la première fois.
Des wampums au carrefour de la tradition et de l’innovation
Dans le contexte de la diplomatie des wampums alors pratiquée en Amérique du Nord, ces colliers sont innovants : ils sont conçus pour voyager, et le font sans interprète autochtone qui prononce en personne la parole qu’ils contiennent. Les communautés autochtones fixent plutôt leur parole dans les perles, en tissant des lettres et des symboles porteurs de sens qui pourront être interprétés par les communautés religieuses auxquelles ils sont destinés.
Les Autochtones fixent aussi des discours sur papier, comme en témoignent les lettres en langue autochtone, de même que leur traduction en français ou en latin, qui accompagnaient systématiquement les wampums pour donner des indications essentielles sur les intentions des personnes ayant fabriqué et offert les colliers.
À la lecture de ces textes de perles et d’encre, il est peut-être facile d’y voir des formules de dévotion catholique banales d’un point de vue européen. Cependant, il est important de les replacer dans le contexte d’une diplomatie autochtone qui s’exprime par métaphores, notamment celle de la parenté. Une attention particulière à la coexistence d’images chrétiennes et de références autochtones est nécessaire pour bien comprendre le rôle de ces colliers fabriqués pour naviguer entre les cultures, les langues, les communautés et les époques.
Des objets avant tout autochtones
Les sources documentaires indiquent que les peuples autochtones jouaient un rôle actif dans la diplomatie religieuse. Le premier wampum chrétien offert par les Hurons-Wendat de la congrégation mariale de l’île d’Orléans à la maison professe des Jésuites de Paris en 1654 est le résultat de la mise en commun progressive des perles de wampum dans un « fisque public », c’est-à-dire une réserve communautaire comme il en existe dans les villages iroquoiens du 17e siècle.
Les sources précisent également que ce sont les membres des communautés autochtones qui assemblent ces perles en colliers, et non les Jésuites. C’est notamment le cas pour le wampum abénaki envoyé en 1684 au tombeau de saint François de Sales, à Annecy, en France. Trois femmes abénakises sont alors citées pour avoir contribué à sa confection : Ursule, qui a fait le don de plusieurs centaines de perles, la Grande Jeanne, qui a assemblé les perles et tissé le collier, et Colette, qui a réalisé une bordure en piquants de porc-épic, comme celle qu’on peut admirer sur le wampum abénaki envoyé à la Vierge de Chartres en 1699, et que l’on peut voir dans l’exposition.
Ces objets n’ont donc pas été confectionnés par des missionnaires, et sont plutôt le résultat d’un long processus de mise en commun de ressources et de savoir-faire, au sein duquel des femmes autochtones ont joué un rôle essentiel.
Des paroles définies en conseils politiques
Les messages véhiculés par ces wampums sont aussi le résultat de délibérations collectives au sein de villages autochtones. La lettre envoyée par les Hurons-Wendat en 1654 stipule : « Nous nous sommes assemblés, et nous avons dit », et celle de 1673, qui accompagne un wampum envoyé à la Vierge Marie à Loreto, en Italie, précise : « nous avons conspiré ensemble, par un consentement général, de vous en préparer un collier et d’y graver vos propres paroles ». En 1684, le missionnaire Jacques Bigot (1651-1711) mentionne qu’il doit attendre le retour des hommes au village pour que le wampum envoyé à saint François de Sales puisse recevoir sa parole.
Les lettres qui accompagnent ces wampums sont parfois signées par des orateurs et des chefs. En 1654, les Hurons-Wendat Jacques Oachonk, Louys Taieron et Joseph Sondouskon sont désignés comme les auteurs du discours. En 1831, Pierre Louis Constant Pinesi (grand chef anishinaabé), François Papino (grand chef nipissing), Jean Baptiste Kikons et Simon Cha8anasiketch signent le discours adressé au pape Grégoire XVI, qui accompagne un wampum mesurant plus de deux mètres de long.
Le processus de confection des wampums chrétiens transatlantiques suit en cela des protocoles similaires à ceux des wampums diplomatiques classiques : les colliers incarnent la volonté d’un collectif qui délibère publiquement du message qui y est incarné
Traductions, trahisons?
Si les Autochtones tissent des wampums et leur confèrent leur parole, ce sont toutefois les missionnaires européens qui traduisent ces discours et qui servent d’intermédiaires pour expliquer la signification de ces dons. Contrairement aux ambassades politiques où l’interprétation s’effectue de manière simultanée, la traduction et l’interprétation de ces textes peuvent se faire à un rythme lent, puisque les missionnaires ont l’occasion d’échanger avec les orateurs et leurs professeurs de langue autochtone, qui habitent les mêmes villages. Une version préliminaire de la traduction en français du discours en langue algonquine accompagnant le wampum envoyé en 1831 montre que ces traductions sont réfléchies et corrigées. Le recours aux spécialistes des langues autochtones pourrait aujourd’hui révéler les libertés que les missionnaires ont parfois prises quant au texte original.
Généralement, le ton et le registre de langue sont ajustés pour adhérer aux normes de communication de l’époque. Ces lettres s’adressaient à la fois à un saint catholique et à la communauté qui s’occupait de son sanctuaire. Pour que l’échange soit efficace, les missionnaires s’assuraient que le message en français fasse preuve de respect et d’humilité. En Europe, le personnel des sanctuaires s’empressait souvent d’associer ces performances à des preuves de conquête. À Chartres, par exemple, l’assemblée du chapitre publie en 1700 les lettres envoyées par des Hurons-Wendat et des Abénakis avec des wampums, et les présente comme autant de signes de « soumission » à la Vierge et à la cathédrale.
Comment faire de la diplomatie dans un contexte religieux, catholique et autochtone?
Pour bien comprendre ces objets interculturels, il faut tenir compte de la métaphore de la parenté, qui fait appel au registre chrétien et à celui de la diplomatie autochtone traditionnelle des wampums. Par exemple, en envoyant un wampum en 1654, les Hurons-Wendat demandent d’être reconnus comme les « enfants de Marie ». Ceci témoigne d’une parenté possible avec de puissants groupes européens : « nous sommes frères, puisque la mere de Jésus est nostre mere, aussi bien que la vostre ». Dans la diplomatie autochtone de l’Amérique du Nord-Est, le terme frères renvoie à la notion d’alliés égaux ainsi qu’à des relations de réciprocité et de solidarité militaires et économiques. Par ce wampum, l’Europe se retrouve ainsi soumise à la logique iroquoienne des clans.
Un peu plus tard, lorsque les Hurons-Wendat fondent le village de Lorette en 1673, ils offrent des wampums à saint Michel, à sainte Anne et à la Vierge Marie à Loreto, en Italie. Le collier offert à cette dernière, aujourd’hui disparu, est décrit comme portant les mots qu’adresse Marie à l’ange qui lui annonce qu’elle deviendra mère. Marie a déjà accepté d’être la mère des Hurons-‑Wendat en 1654, mais ici, telle une mère de clan iroquoienne, elle leur confie un territoire. C’est ce que disent les Hurons-Wendat dans leur lettre, lorsqu’ils proclament qu’ils entrent dans le « domaine » de Marie et qu’ils la reconnaissent comme « reine », c’est-à-dire comme figure d’autorité ancestrale sur un territoire lié à des systèmes de parenté.
Sous le langage du féodalisme européen, il ne faut pas sous-estimer la sophistication politique iroquoienne des Hurons-Wendat chrétiens. Si les wampums et le discours qui les accompagne s’adressent à un auditoire spirituel (les saints, la Vierge) et européen, ils s’adressent aussi à un public local, et ont avant tout une incidence en Amérique. Dévotion et diplomatie, religion et politique se trouvent ainsi inextricablement liées dans ces objets polysémiques, dialoguant avec différents destinataires à la fois, et en plusieurs langues.
Aujourd’hui, ces objets portent une parole qui transcende les générations. Ces colliers sont parmi les plus anciens connus, car ils sont datés avec précision. Leur tissage et leur pérennité témoignent du lien tangible et émotionnel entre les communautés autochtones et européennes, entre le passé et le présent. Peut-être ces objets ont-ils encore un rôle à jouer dans la diplomatie contemporaine entre les peuples autochtones et l’Église catholique, notamment en ce qui concerne les traumatismes vécus depuis le 17e siècle. Leur présence à Montréal permettra peut-être de poursuivre ces dialogues.