Rolf P. Harder, un pionnier du design graphique canadien
Regard d’un passionné d’histoire du design graphique moderniste sur les archives de Rolf P. Harder
6 juin 2024
Le Musée McCord Stewart a acquis il y a quelques années, par l’entremise de Mme Carina Marinelli, responsable des membres honoraires et des archives à la Société des designers graphiques du Québec (SDGQ), les archives de cinq pionniers du design graphique ayant marqué l’identité visuelle montréalaise dans la seconde moitié du 20e siècle : Rolf P. Harder, Georges Huel, Roger Lafortune, Gilles Robert et Réal Séguin. Ces cinq fonds, dont le traitement a été réalisé grâce à une subvention de BAnQ, sont maintenant accessibles au Centre d’archives et de documentation du Musée. Pour souligner l’occasion, nous avons invité le designer graphique Bryan-K. Lamonde à se pencher sur l’un d’eux.
Consultez le fonds Rolf Harder sur la plateforme Collections en ligne! |
J’ai eu le bonheur d’être convié par le Musée McCord Stewart à explorer les archives du designer graphique Rolf P. Harder en début d’année. Étant moi-même un passionné d’histoire du design graphique moderniste, et particulièrement de notre riche héritage visuel canadien, c‘était une occasion en or de plonger dans les esquisses et les œuvres méconnues d‘un designer que j‘admire énormément. Revisiter notre histoire du design nous offre une perspective sur les péripéties de notre passé, mettant en lumière des nuances souvent plus perceptibles à travers le prisme du visuel.
J’ai donc eu le plaisir de me perdre dans ces archives, selon mes envies et à mon propre rythme, au Centre d’archives et de documentation du Musée. Ce sont ces moments de découvertes et d’observations que je veux partager ici.
PIONNIERS DU DESIGN GRAPHIQUE CANADIEN
La scène graphique canadienne a été enrichie par l’arrivée de nombreux talents européens, bien avant des événements marquants comme Expo 67 et les Jeux olympiques de 1976. Des créateurs comme Harder et Ernst Roch, présents au Canada dès les années 1950, ont joué un rôle important dans l’évolution du design graphique du pays, avant même que ces grands rendez-vous ne captent l’attention mondiale. Ils se sont joints à d’autres figures influentes de l’époque, qu’elles soient venues d’ailleurs, comme Fritz Gottschalk, ou issues du milieu local, à l’instar de Georges Huel, Raymond Bellemare et Réal Séguin.
À cette époque foisonnante, le style international ou style suisse, un courant design majeur, faisait son entrée ici et allait profondément transformer le paysage graphique du Canada. Apparu dans les années 1950 en Suisse, ce mouvement est souvent associé à la reconstruction de l’Europe après la Seconde Guerre mondiale. Il se démarque par son approche humaniste, universelle et rationnelle. Des personnalités comme Armin Hofmann, Josef Müller-Brockmann et Emil Ruder ont énormément contribué à son développement. Ce style se caractérise par une esthétique épurée, géométrique et typographique, tout en valorisant une démarche créative axée sur une économie visuelle stricte et dépouillée. C’est précisément ce que l’on retrouve dans les œuvres de Harder.
En fouillant dans les archives, j’ai eu l’occasion d’examiner ses esquisses et les différentes versions de ses projets marquants, comme l’emblématique identité du Grand Prix du Canada de 1977. C’était fascinant de voir les esquisses, les études au crayon et les découpages des pistes envisagées pour le projet. L’aspect très manuel du processus témoigne évidemment des limitations technologiques et révèle comment certaines propositions ont émergé de ces contraintes techniques.
LA PHARMACEUTIQUE COMME TERRAIN DE JEUX CRÉATIF
L’exploration des archives m’a permis en outre de découvrir l’ampleur et la finesse du travail de Harder dans le secteur pharmaceutique, ce qui fut pour moi une véritable révélation. Si ce domaine est souvent perçu aujourd’hui comme strictement commercial et dépourvu de créativité, c’est tout le contraire lorsqu’on regarde le travail du designer d’origine allemande.
Rolf Harder a collaboré à plusieurs projets avec la multinationale suisse Roche, une entreprise phare de l’industrie pharmaceutique montréalaise à l’époque. Des d’emballages aux catalogues d’information, il a conçu le design d’une variété de produits sur différents supports.
Ce qui m’a fasciné, c’est la discrétion du logo de Roche sur ces documents. Habituellement, les entreprises aiment que leur logo se démarque du reste de la communication. Dans les exécutions que j’ai vues, celui-ci se fond avec élégance dans des compositions simples et audacieuses. Des jeux visuels qui vont à l’essentiel afin de faciliter la transmission du message et la compréhension des produits. On y voit une liberté et une richesse graphique alternant entre photographie et illustration, tout en jouant avec des couleurs vives qui contribuent à créer un signal graphique puissant. Harder utilise ces éléments visuels pour clarifier les différentes catégories de produits de Roche. Le tout est encadré par une typographie pragmatique et structurée qui rend la lecture efficace. Le rythme est dynamisé par un jeu spatial habile qui exploite les espaces vides pour donner de l’air à la composition avec une maîtrise et une élégance remarquables.
L’INFORMATIQUE ET LA TRANSFORMATION DU TRAVAIL DU DESIGNER
Le graphisme a connu une transformation majeure dans les années 1980 avec l’arrivée de l’ordinateur. Bien que Harder soit reconnu pour son approche simple et géométrique, il est intéressant de constater l’influence de l’informatique sur son travail. J’imagine que la tentation était forte d’explorer les fonctionnalités de ces tout nouveaux outils. On constate qu’à cette époque, sa pratique est teintée des possibilités offertes par les logiciels et cela mène parfois à une forme de complexité visuelle que je n’avais pas encore observée dans les archives du designer. On y voit certaines tendances, des effets visuels informatiques, la présence de grilles en perspective représentant le « cyberespace » et des hiérarchies typographiques moins structurées qu’à l’habitude. Par contre, loin d’être la règle, ces propositions sont plutôt des exceptions. Beaucoup de ses projets des années 1980 et 1990 demeurent simples et intemporels comme le reste de son travail.
DES ARCHIVES INSPIRANTES POUR LA RELÈVE
Depuis quelques années au Québec, on voit un lent retour à des formes plus simples et plus directes dans le design graphique de masse. Notre surexposition à une abondance visuelle encourage les designers à opter pour des solutions beaucoup plus simples afin de faire contraste avec tout ce bruit.
En somme, c’était fascinant de consulter ces archives de projets et d’esquisses créés il y plusieurs décennies. Le travail de Rolf P. Harder est inspirant pour un designer graphique d’aujourd’hui. J’ai eu le sentiment de contempler des créations qui demeurent étonnamment actuelles et pertinentes. Évidemment, certains projets ont moins bien vieilli que d’autres, mais dans l’ensemble, il y a beaucoup à apprendre de ces designers qui ont construit l’identité visuelle canadienne et québécoise. Au studio, nous sommes inspirés par cet héritage et notre travail y fait référence d’une certaine façon. Comme quoi, si on s’intéresse à l’histoire, il existe une manière de créer qui peut se propager à travers le temps.
Un grand merci au Musée McCord Stewart de m’avoir invité à consulter les archives de Harder. Un travail à la fois intemporel, intelligent et artistique qui continue de résonner encore aujourd’hui.