Phoebe Prentis Seaton, Caserne de l'île Sainte-Hélène, 1831-1832. Don de Eryll Fabian, M2015.48.1.77, Musée McCord Stewart

L’île Sainte-Hélène, avant de devenir un parc public

Découvrez l’histoire de l’île Sainte-Hélène avant qu’elle ne devienne le premier parc public de Montréal, il y a 150 ans.

L’île Sainte-Hélène a beau n’être qu’une des quelque 320 îles constituant l’archipel d’Hochelaga, sa proximité avec Montréal et le noyau historique du peuplement européen dans la région lui a donné une place spéciale dans le cœur et l’imaginaire des Montréalais·e·s. Au fil des siècles et des transformations de la présence humaine sur le territoire, l’île a connu des occupations et des usages fort différents.

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DE L’ÎLE AUTOCHTONE AU DOMAINE DES BARONS DE LONGUEUIL

Dès les années 1200 au moins, bien avant l’arrivée des Européens, des peuples autochtones ont fréquenté l’île, un fait attesté par des fouilles archéologiques. Le fleuve Saint-Laurent, que les Haudenosaunee appellent « Kaniatarowanenneh », était au cœur de l’existence du peuple iroquoien que Jacques Cartier a rencontré dans la région lors de son expédition de 1535.

Même si cette nation semble ensuite avoir été dispersée avant l’arrivée de Champlain, ses descendants ont vraisemblablement continué de fréquenter la région, qui était aussi l’objet de rivalités territoriales entre nations autochtones. Les Haudenosaunee, par exemple, ont affronté les Innus et leurs alliés Anicinabek de l’Outaouais, auxquels se sont alliés les Français. Cela explique en partie les résistances rencontrées à l’installation des Français dans la région montréalaise au milieu du 17e siècle, dont quelques escarmouches sur l’île Sainte-Hélène, nom français que Champlain avait donné à l’île vers 1611, en l’honneur de sa jeune épouse Hélène Boullé.

Dans les années 1660, la seigneurie de Longueuil, à laquelle l’île a été rattachée par le pouvoir colonial français, est concédée à Charles Le Moyne (1626-1685), figure marquante des premiers temps de la colonie montréalaise, très impliqué justement dans la diplomatie et les relations avec les peuples autochtones, dans la paix comme dans la guerre. 

Bronze de Louis-Philippe Hébert représentant Charles Le Moyne, partie du monument à Maisonneuve à la place d'Armes, Montréal, Québec. Photographié par Dennis Jarvis

Devenue baronnie après l’anoblissement du fils de Le Moyne, la seigneurie demeurera dans la famille des barons de Longueuil pendant tout le régime français et plus d’un demi-siècle après la conquête anglaise de 1760. Durant cette période, le développement de l’île vise à en faire essentiellement un domaine champêtre et agricole. Autour d’un manoir servant de résidence d’été pour les barons, avec jardins et arbres d’essences exotiques, des terres agricoles sont affermées à des cultivateurs, et l’on profite de la force du courant Sainte-Marie, qui passe entre l’île et Montréal, pour construire des moulins à farine qui joueront un rôle important dans l’économie de la région.

Theresa Gordon, La résidence d’ingénierie, « Barony », île Sainte-Hélène, Québec, vers 1850. Don de Mlle C. E. Haultain, M16813, Musée McCord Stewart
Theresa Gordon, La résidence d’ingénierie, « Barony », île Sainte-Hélène, Québec, vers 1850. Don de Mlle C. E. Haultain, M16814, Musée McCord Stewart

Ce courant et la proximité de Montréal font aussi de l’île un endroit stratégique. Le chevalier de Lévis y fait bâtir en 1760 les derniers retranchements des forces françaises avant de devoir rendre les armes. Durant la guerre d’Indépendance des États-Unis, en 1775, Montréal doit capituler lorsque les Américains parviennent à prendre l’île et à y installer des canons.

L’ÎLE DES MILITAIRES, 1820-1870

Quarante ans plus tard, en 1818, alors qu’on vient de démanteler les fortifications de Montréal et qu’on sort de la guerre de 1812 avec les États-Unis, le gouvernement britannique achète l’île Sainte-Hélène et ses voisines, l’île Ronde et l’île aux Fraises, à un descendant des Le Moyne, Charles William Grant, en vue d’y construire un complexe militaire, dont l’île garde encore plusieurs vestiges, tels que le fort et les poudrières. Le Musée possède un exemplaire de l’acte de vente signé par le gouverneur Sherbrooke.

Pendant les 50 années suivantes, la vocation de l’île sera essentiellement militaire et sécuritaire – une prison militaire occupera d’ailleurs brièvement le fort entre 1845 et 1848. L’île est réservée à une petite population de soldats et d’officiers et à leurs familles, ainsi qu’à un certain nombre de civils leur assurant divers services. Le célèbre Joe Beef, par exemple, y fut cantinier dans les années 1860 avant d’ouvrir sa fameuse taverne à Montréal.

Walker & Wiseman, Joe Beef de Montréal, l'ami de l'ouvrier, vers 1875. Musée McCord Stewart, UAPT5014

Certains habitants de l’île apprécient ce relatif isolement propice à une communion romantique avec la nature, comme l’officier Thomas Seaton et son épouse l’aquarelliste Phoebe Seaton, qui a peint de magnifiques paysages et natures mortes sur l’île

Phoebe Prentis Seaton, Caserne de l'île Sainte-Hélène, 1831-1832. Don de Eryll Fabian, M2015.48.1.77, Musée McCord Stewart

Mais d’autres résidents, comme l’officier d’artillerie Francis Duncan (1836-1888), témoignent avec humour de la façon dont ce confinement pèse souvent sur le moral des militaires.

DU COMPLEXE MILITAIRE AU PARC PUBLIC

Dans les années 1860, la Grande-Bretagne désire se désengager de la défense de ses colonies d’Amérique du Nord, ce qui mène à la formation de la Confédération canadienne en 1867. L’armée britannique abandonne à partir de 1870 ses installations militaires sur l’île Sainte-Hélène, qui est cédée au gouvernement fédéral et demeurera un lieu d’entraînement pour des corps de milice et d’artillerie.

William Ogle Carlisle, Détruire les obus sur l’île Sainte-Hélène, Canadian Illustrated News, 12 novembre 1870. Don de Charles deVolpi, M979.87.205, Musée McCord Stewart

Cet abandon s’avère une formidable occasion pour la Ville, qui cherche à l’époque à développer de grands parcs urbains : elle prépare depuis plusieurs années l’ouverture du parc du Mont-Royal, qui aura lieu en mai 1876. L’année 1874 est déterminante, car la Ville négocie avec le gouvernement la location de deux grands espaces anciennement réservés à des usages militaires : la ferme Logan, qui deviendra le parc Logan avant de prendre en 1901 le nom de parc La Fontaine, et l’île Sainte-Hélène, qui fait aujourd’hui partie du parc Jean-Drapeau.

Pour en apprendre plus sur l’ouverture du parc, lire l’article
1874, l’ouverture du parc de l’Île Sainte-Hélène

Dans ce dernier cas, la cession de l’île n’est pas complète : une partie demeure réservée aux usages militaires par le gouvernement fédéral, qui se garde le droit de reprendre le contrôle de l’île en cas de besoin, ce qui sera le cas durant les deux guerres mondiales au 20e siècle. Les cartes de l’époque gardent souvent la trace de cette division de l’île entre le parc public et la « réserve gouvernementale ».

Charles E. Goad, Plan de la ville de Montréal, 1898-1899 (détail). Don de David Ross McCord, M16151, Musée McCord Stewart

DES PARCS POUR AMÉLIORER LA SANTÉ PUBLIQUE

Comme l’explique l’urbaniste Jonathan Cha dans sa thèse sur l’histoire des parcs montréalais, l’ouverture de ces grands espaces à cette époque se situe dans un mouvement de prise de conscience des problèmes sanitaires liés à l’environnement urbain, à Montréal comme ailleurs en Occident. La croissance accélérée des villes, liée à l’industrialisation et à des migrations intenses, amène de graves problèmes sanitaires dus au surpeuplement, aux conditions d’habitation malsaines et à l’insuffisance des infrastructures (conduites d’eau potable, égouts, etc.), en particulier dans les quartiers populaires. Tous ces maux engendrent une mortalité encore plus forte à Montréal que dans d’autres villes comparables en Occident.

Des membres des élites politique, économique et médicale s’inquiètent de cet état de fait et fondent en 1866 l’Association sanitaire de Montréal, dont le premier président, l’homme d’affaires William Workman, sera élu maire en 1868. S’inspirant des réformes urbaines et sanitaires menées en Angleterre et en France dans les décennies précédentes, ils soulèvent de multiples problèmes affectant la santé publique, touchant notamment l’approvisionnement en eau et les égouts.

Procès-verbaux, 1873-1874. Fonds de la Montreal Sanitary Association, Musée McCord Stewart, P653
Procès-verbaux, 1873-1874. Fonds de la Montreal Sanitary Association, Musée McCord Stewart, P653
Extrait d’un article publié dans Public Health Magazine, mai 1876. Collections Dossiers thématiques, Musée McCord Stewart, C069/A,377

Mais l’aménagement des parcs leur apparaît aussi prioritaire afin de donner à la population de la ville industrielle, dense et polluée, un contact avec la nature, un air et un environnement sains. Prenant exemple sur de grandes villes européennes et américaines comme Londres (Hyde Park), Paris (bois de Boulogne et de Vincennes), New York (Central Park) ou Philadelphie (Fairmount Park), des personnalités politiques montréalaises, dont les maires Workman (1868-1871), Charles-Joseph Coursol (1871-1873) et Aldis Bernard (1873-1875), travaillent à doter la ville de grands espaces verts.

Alors que l’on s’imagine que le parc du Mont-Royal, dont on prépare l’aménagement, attirera les bourgeois des beaux quartiers environnants, on conçoit d’emblée l’île Sainte-Hélène comme un lieu de délassement pour les classes populaires habitant les quartiers ouvriers bordant le fleuve dans le « bas de la ville ». Selon les historiennes Sarah Schmidt et Josée Desharnais, la création simultanée de ces deux grands parcs dériverait en quelque sorte d’un compromis politique et d’une logique de ségrégation sociale1.

Quoi qu’il en soit, c’est en grande pompe et dans l’allégresse générale que sera ouvert à la population le parc de l’île Sainte-Hélène, premier grand parc public de la ville de Montréal, le 24 juin 1874, jour de la Saint-Jean-Baptiste.

NOTES

  1. Schmidt (1996), p. 50; Desharnais (1998), p. 43.

RÉFÉRENCES

Bolduc, Ginette et Danielle Dulude. L’île Sainte-Hélène et son gardien, 1896-1916, Longueuil, Société historique du Marigot, 1992.

Cha, Jonathan. « Formes et sens des squares victoriens montréalais dans le contexte de développement de la métropole (1801-1914) ». Thèse de doctorat, Université du Québec à Montréal, INRS et Institut d’urbanisme de Paris, 2013. https://archipel.uqam.ca/6079/. 

Daignault, Sylvain et Paul-Yvon Charlebois. L’île Sainte-Hélène avant l’Expo 67, Québec, Les Éditions GID, 2015.  

Desharnais, Josée. « La gestion des loisirs publics à Montréal : l’exemple du parc de l’île  

Sainte-Hélène, 1874-1914 ». Mémoire de maîtrise (histoire), Université de Montréal, 1998. 

Gervais, Diane et al. Deux îles, un parc, une ville… : le parc Jean-Drapeau, au cœur de l’histoire de Montréal, Montréal, Société du parc Jean-Drapeau, 2017.  

Marsolais, Claude-V., Robert Comeau et Luc Desrochers. Histoire des maires de Montréal, Montréal, VLB, 1993. 

Schmidt, Sarah. « Domesticating Parks and Mastering Playgrounds: Sexuality, Power and Place in Montreal, 1870-1930 ». Mémoire de maîtrise (histoire), Université McGill, 1996. https://escholarship.mcgill.ca/concern/theses/cc08hh62x.