Repenser la restauration
Démêler la complexité de la restauration entourant les costumes et les objets présentés dans l'exposition Bals costumés – Habiller l’Histoire, 1870-1927.
11 novembre 2024
L’exposition Bals costumés – Habiller l’Histoire, 1870-1927 a représenté pour nous une mission complexe et de grande envergure. Pendant deux ans, une équipe de cinq personnes – deux restauratrices, deux responsables du mannequinage et la cheffe, Restauration – s’est retrouvée confrontée, presque quotidiennement, à des vêtements ou des accessoires le plus souvent conçus pour être utilisés une seule fois, mais qui ont survécu pendant plus d’un siècle.
Rencontrer l’équipe de la restauration et découvrer leur travail dans le cadre de cette exposition. |
La nature éphémère des costumes, l’histoire et le caractère bien distincts de chacun d’entre eux et l’abondance inhabituelle de la documentation historique sont quelques-uns des aspects qui ont fait de ce projet collaboratif une expérience particulièrement enrichissante.
La pratique de la restauration aujourd’hui
À bien des égards, présenter des expositions est la raison d’être des musées ; d’un autre côté, le simple fait d’exposer un artefact peut entraîner sa détérioration. En conséquence, il y a toujours une certaine tension entre les impératifs de la restauration et l’utilisation des collections muséales.
De nos jours, on définit généralement la restauration-conservation comme l’ensemble des actions entreprises pour assurer la préservation à long terme du patrimoine culturel, de l’examen et de la documentation au traitement et aux soins préventifs. Notre pratique se fonde sur la réalité matérielle des objets et leur signification. Nous nous efforçons de comprendre comment les artefacts ont changé au fil du temps. En prévenant de futurs dommages, nos actions visent à mitiger la perte de signification et visent, autant que possible, à stabiliser la condition d’un objet. En fait, la compréhension des valeurs intrinsèques et de la signification des objets est devenue aussi importante que la préservation de leur intégrité matérielle.
La restauration dans le contexte d’une exposition
Les traitements que nous avons réalisés allaient de la simple consolidation d’une couture à la recherche de solutions créatives, comme l’expérimentation de nouveaux matériaux ou d’idées novatrices, et d’une intervention minimale à des traitements impliquant de nombreuses heures de travail. La grande variété des costumes a obligé l’équipe de restauration à faire preuve d’ingéniosité et à développer des approches de traitement originales, tout en respectant les pratiques exemplaires en matière de restauration.
La manière dont nous voyons, interprétons et valorisons les vêtements est affectée par notre contexte social et culturel (par exemple, l’idée que nous nous faisons de ce qui est esthétique), et par les manifestations de leur transformation matérielle (comme la décoloration des tissus). Les restauratrices et restaurateurs étudient les objets à la recherche de clés permettant d’interpréter et de comprendre leur transformation au fil du temps.
Dans la pratique muséale, les modifications subies par les objets au cours de leur histoire ont longtemps été considérées comme indésirables, et il allait de soi que la chose à faire était de rétablir leur condition originale. Aujourd’hui, même si ces altérations matérielles tombent souvent dans la catégorie du dommage ou de la détérioration, nous ne considérons plus qu’il est automatiquement justifié de les éliminer.
En raison de la nature éphémère de beaucoup de ces vêtements, qui n’ont manifestement pas été conçus pour durer, il a été parfois très difficile d’identifier et de restaurer la condition originale d’un ensemble.
Un costume qui de toute évidence n’a pas été conçu pour durer est « Un jeu de cartes » ou l’éventail a été décoré d’éléments en papier grossièrement collés.
La restauratrice Sonia Kata nous parle du traitement de restauration qu’elle a réalisé sur l’éventail. |
Nous avons découvert qu’il existait différents genres de costumes, et que certains d’entre eux étaient tout sauf éphémères. Ainsi, des personnes qui avaient en leur possession des robes anciennes appartenant à leur patrimoine familial ont décidé de les porter dans les bals afin de faire valoir leur ascendance – par exemple, les jeunes femmes qui ont personnifié « La baronne de Beaumouchel ».
Nous avons étudié des ensembles qui ont été créés spécifiquement en vue de bals costumés, comme « Le capitaine James Leslie », une reproduction pratiquement identique d’un uniforme tel qu’il apparaît dans une miniature d’époque du personnage.
Analyses scientifiques
Pour éviter de nous en tenir à des idées reçues, nous devons recueillir des informations et créer une documentation complète ; c’est pourquoi le travail de restauration présuppose un ensemble d’analyses scientifiques. À l’aide d’instruments sophistiqués, nous avons pu recueillir des données techniques afin de mieux évaluer la source des dommages matériels et d’élaborer des propositions de traitements efficaces, tout en enrichissant nos connaissances historiques.
L’analyseur par spectrométrie de fluorescence des rayons X (SFX) permet de déterminer la composition chimique des matériaux. Nous l’utilisons pour identifier les métaux lourds à la surface des tissus. À la fin du XIXe siècle, la soie de qualité inférieure était vendue au poids, et il était profitable de l’alourdir par un traitement qui intégrait des particules métalliques à sa finition. La « soie chargée » qui en résulte est sujette à une détérioration particulière.
Un testeur de microvieillissement à la lumière a été utilisé sur des éléments décoratifs en papier dans plusieurs costumes. Cet instrument mesure avec une grande précision la vitesse à laquelle certains matériaux se décolorent lorsqu’ils sont exposés à la lumière. Les données recueillies nous aident à prévoir le changement de couleur qui pourrait se produire sur le vêtement pendant la durée de l’exposition. Ces données sont ensuite utilisées pour déterminer les conditions d’éclairages les moins invasives.
Mannequinage
Cette exposition nous a aussi amenés à reconsidérer le rôle du travail de mannequinage. Installer des vêtements sur des mannequins vient nous rappeler qu’au plan historique, il n’est pas seulement intéressant de savoir quels vêtements étaient portés, mais aussi comment ils étaient portés.
Les mannequins permettent au public d’imaginer à quoi ressemblait le vêtement animé par un corps ; néanmoins, un grand nombre de costumes sur lesquels nous avons travaillé étant incomplets, nous avons dû évaluer à quel point les éléments perdus devaient être remplacés pour permettre une compréhension adéquate du costume dans son ensemble. Une jupe privée de son panneau central fournit-elle assez d’informations pour permettre d’imaginer le vêtement complet ? Combien de boutons manquants pouvons-nous tolérer visuellement ?
Amélia Desjardins, technicienne en restauration spécialisée en montage de costume, nous parle de l’impression numérique sur tissu. |
Ainsi, le costume « Une dame de l’ère Tudor » a fourni une occasion unique d’essayer l’impression numérique sur tissu pour reproduire le panneau manquant de la jupe, en utilisant comme référence les photos d’archives et les sous-manches décoratives originales.
Le mannequinage vise un équilibre entre la préservation matérielle du vêtement et la restitution de son apparence originale. Le défi du mannequinage consiste à tenir compte des limitations imposées par la condition souvent fragmentaire du vêtement et la nécessité d’obtenir une présentation visuelle qui permettra au public de « lire » correctement le costume.
La documentation comme moyen de consigner la nature changeante des objets
Recueillir une documentation détaillée sur l’objet lui-même, et non seulement sur le traitement de l’objet, est d’une importance vitale. La documentation peut devenir un moyen de reconnaître et de consigner la nature changeante des objets au fil du temps. Documenter à la fois le traitement de l’objet et l’objet lui-même, c’est reconnaître que ce dernier continuera à se détériorer et que des changements se produiront, mais s’assurer d’un autre côté qu’une riche documentation sur sa nature a été préservée en vue d’utilisations ou d’interprétations futures.
C’est l’approche que nous avons adoptée pour la robe « Mademoiselle de Beaujolais », qui était en très mauvaise condition. Un traitement de restauration complet n’aurait pas été réaliste et, de toute façon, aurait sans doute échoué à arrêter une détérioration très avancée et inhérente aux matériaux utilisés. Par conséquent, nous avons documenté de manière très détaillée tous les aspects du vêtement tel qu’il se présente aujourd’hui : la structure complexe du tissage, l’analyse des différents fils métalliques utilisés dans le tissu, l’identification de tous les matériaux de la finition extérieure et la coupe de la robe, incluant ses doublures élaborées et sa structure de baleinage.
Préservation, traitement et acceptation de la détérioration
En restauration, nous sommes confrontés à la tâche difficile de trouver un équilibre entre la préservation et le traitement, d’une part, et la nécessité d’accepter la détérioration naturelle d’autre part. Ce compromis est particulièrement nécessaire quand se pose la question d’exposer des objets dont la condition matérielle est loin d’être idéale. La décision d’exposer un objet dans une condition non optimale affirme l’importance de l’objet malgré sa condition matérielle.
Le postulat général qui sous-tend la plupart des codes d’éthique en restauration-conservation, à savoir qu’il est souhaitable de préserver les objets dans des musées le plus longtemps possible au bénéfice des générations futures, est de plus en plus remis en question. Nous reconnaissons aujourd’hui que certains objets ne sont pas destinés à exister perpétuellement en raison de leur composition, de leur conception, de leur fonction ou de leur utilisation dans le temps. Par leur caractère éphémère, les costumes présentés dans cette exposition illustrent parfaitement cette idée.
On pourrait dire que le refus de reconnaître et d’accepter la dégradation revient à ignorer une part intégrante de la nature des objets, et qu’il est souhaitable de s’éloigner d’un concept de restauration qui n’existe qu’en fonction des futurs visiteurs de musées. L’utilisation active des objets et leur accès immédiat est une marque de respect envers l’objet lui-même et le public contemporain.