Artistes de la mode
Découvrez les fabuleuses publicités d’Eaton créées par Eugenie Groh et Georgine Strathy dans les années 1950 aux années 1970.
En tant que conservatrice adjointe au Musée McCord Stewart, la gestion des dons à la collection Costume, mode et textiles fait partie de mes tâches. Il s’agit d’un aspect excitant de mon travail, car on ne sait jamais quels types d’objets seront offerts.
En 2017, le Musée a reçu une donation extraordinaire. Après la mort de la célèbre artiste commerciale Eugenie Groh (n. 1919, Chrast, actuelle République tchèque, d. 2017, Montréal), sa famille a contacté le Musée au sujet de ses archives regroupant des annonces publicitaires qu’elle a illustrées pour le grand magasin Eaton du centre-ville et qui ont été publiées dans The Gazette de Montréal du début des années 1950 jusqu’aux années 1970. Connaissant bien son art avant-gardiste, je me suis rendue à l’appartement de Groh situé à Westmount afin de rencontrer sa famille et de prendre les dispositions nécessaires pour que ses archives soient transportées au Musée.
Tandis que j’examinais l’impressionnante collection de publicités, j’ai remarqué la présence d’une dame âgée qui faisait la même chose que moi. Élégamment vêtue de noir de la tête aux pieds, les cheveux tirés en queue de cheval, elle portait de grosses lunettes voyantes et je me suis dit « Elle a l’air d’une artiste ». Je me suis présentée et j’ai découvert qu’il s’agissait de Georgine Strathy (n. 1931, Winnipeg, Manitoba) qui, en tant que jeune illustratrice pigiste, avait travaillé aux côtés de Groh et du directeur artistique Jack Parker au service artistique du magasin Eaton de Montréal. Le trio a réalisé certaines des publicités de mode illustrées les plus créatives et avant-gardistes du milieu du 20e siècle, louangées dans le monde entier.
Je n’ai malheureusement jamais eu l’occasion de rencontrer Groh qui, au dire de tous, était une femme fabuleusement chic et sophistiquée, une travailleuse infatigable douée d’un immense talent. Mais en 2017, j’ai eu la chance de pouvoir passer du temps avec Strathy qui a aussi offert au Musée ses archives personnelles des publicités d’Eaton de même que des projets commerciaux qu’elle a réalisés pour le compte de sa compagnie, Strathygraphe.
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Strathy est sympathique, drôle et incroyablement généreuse. Elle m’a confié à quel point elle a été chanceuse en tant que jeune artiste d’avoir été encadrée par Groh qui l’a initiée aux mouvements esthétiques de l’Art déco et de l’Art nouveau, de même qu’à l’œuvre du peintre et graphiste tchèque Alphonse Mucha, qui ont tous influencé profondément sa pratique artistique. Les deux femmes sont devenues amies pour la vie. Outre leur passion pour le dessin, elles partageaient un amour inconditionnel des chats, et des félins figuraient d’ailleurs souvent dans les publicités d’Eaton.
En ce qui a trait aux publicités elles-mêmes, il y a peu à ajouter à ce qui a déjà été dit par l’artiste et éducatrice Katherine Bosnitch. Son exploration approfondie de l’histoire, des thèmes stylistiques et de l’innovation technique derrière les œuvres, « A Little on the Wild Side: Eaton’s Prestige Fashion Advertising Published in the Montreal Gazette, 1952-1972 », a été publiée dans le livre d’Alexandra Palmer paru en 2004, Fashion: A Canadian Perspective. Cependant, ces publicités m’ont permis, en tant que conservatrice de la mode, de mieux comprendre les rouages du magasin Eaton du centre-ville de Montréal et de contextualiser les vêtements de la collection du Musée datant des années 1960.
COPIES HAUTE COUTURE
Le grand magasin Eaton du centre-ville de Montréal abritait un large éventail de boutiques maison répondant aux besoins des différentes clientèles et proposant des vêtements élégants pour toutes les bourses. Alors que les boutiques de haute couture vendaient à prix fort des pièces originales signées par des couturiers, plusieurs des boutiques ciblant les jeunes offraient des vêtements abordables copiés des créations des grandes maisons parisiennes.
Les deux publicités ci-dessus présentent des robes produites par des fabricants pour le marché de masse, la première « inspirée » de la collection Haute Couture printemps-été 1965 d’André Courrèges, et la seconde de l’iconique robe Mondrian de la collection Haute Couture automne-hiver de la même année d’Yves Saint Laurent.
Le tailleur-jupe en tweed de Chanel, créé au milieu des années 1950, est peut-être l’un des ensembles couture ayant le plus influencé la mode du milieu à la fin du 20e siècle. De style simple, moderne et classique, non seulement le tailleur plaisait-il à la femme au travail, mais il pouvait aussi être facilement copié. Les archives de Groh et Strathy contiennent plusieurs exemples de publicités illustrant des tailleurs « à la Chanel », mais celle du 19 août 1974 se démarque. Alors que le texte qui l’accompagne décrit vaguement les tailleurs comme étant « inspirés d’un couturier français », l’iconique photographie de Coco Chanel réalisée en 1937 par Horst P. Horst et reproduite par Strathy en arrière-plan ne laisse aucun doute sur l’identité du couturier en question.
Le style des costumes et des manteaux en tweed texturé à gros motifs illustrés dans les annonces publicitaires rappelle celui d’un costume de Jeanette Paris appartenant à la collection du Musée, datant du milieu des années 1960. Ce costume Jeanette porte l’étiquette de l’Ensemble Shop, soit l’une des boutiques haut de gamme d’Eaton, ce qui témoigne de l’omniprésence du style Chanel – offert à toutes les gammes de prix – pendant de nombreuses décennies.
IMPORTATIONS EUROPÉENNES
Groh travaillait presque exclusivement sur des publicités pour les boutiques de haute couture internationale d’Eaton : Ensemble Shop, New Orleans Town House et Coach House. On peut voir dans l’exemple ci-dessus des importations européennes offertes à la boutique Coach House, qui vendait entre autres des pièces de créateurs autrichiens, suisses et espagnols1.
Publiée le 8 novembre 1966, l’illustration de Groh présente une magnifique tenue de soirée avant-gardiste qui ressemble beaucoup à une robe du soir rose créée en 1968 par Marty Morell et qui se trouve dans la collection du McCord Stewart. Actif de la fin des années 1950 à la fin des années 1960, Morell était un créateur suisse établi à Zurich, reconnu pour ses robes de cocktail et ses vêtements de soirée haut de gamme. Bien que la robe du Musée porte une étiquette de l’Ensemble Shop et qu’elle ne fût pas achetée à la boutique Coach House, la combinaison du vêtement et de l’annonce publicitaire illustre le type de créations haute couture de calibre international vendues par Eaton à l’extérieur des centres établis de la mode comme New York, Paris, Londres et (à l’époque) Florence.
STYLES PSYCHÉDÉLIQUES
Avec ses motifs psychédéliques et sa jupe ultra courte, cette robe en crêpe synthétique imprimé est tout à fait typique de la mode jeunesse de la fin des années 1960. Le mari de la donatrice l’avait achetée pour elle, et celle-ci se souvenait l’avoir portée à Expo 67. Elle ignorait de quel magasin elle provenait, et la robe ne porte aucune marque de fabricant.
Les vêtements illustrés dans l’annonce de Groh, publiée dans The Gazette de Montréal le 19 août 1966, ont une ressemblance frappante avec cette robe, le texte décrivant les tissus en chiffon (une sorte de crêpe) imprimés d’une « incandescence exotique de fleurs imaginaires ». Si nous ne pouvons affirmer avec certitude que cette robe était vendue chez Eaton, ses étonnantes similitudes avec les vêtements illustrés dans la publicité nous incitent fortement à penser qu’elle a possiblement été achetée au grand magasin.
BOUTIQUES POUR LES JEUNES ET FILMS À LA MODE
Strathy, une féministe et beatnik autoproclamée, faisait partie de la scène underground montréalaise dans les années 1960, et ses illustrations pour les boutiques d’Eaton ciblant une clientèle adolescente, comme la Young Montrealer Shop, ont tendance à montrer des liens avec la contre-culture de l’époque, représentant souvent des vedettes du rock, des mods et des hippies.
Cette publicité illustre à merveille ses penchants bohèmes, avec ses figures juvéniles portant les « styles branchés » du populaire créateur local John Warden, entourées de motifs inspirés de l’art psychédélique. Il s’agissait de la première de trois annonces publiées du 22 au 24 septembre 1966 afin de promouvoir le « Swinging Fashion Show of the Season » de Warden, un défilé de mode s’adressant aux jeunes, présenté au légendaire restaurant Art déco du 9e étage du grand magasin.
Le Musée McCord Stewart possède le fonds John Warden (P741) et collectionne activement ses créations, dont le manteau ci-dessus acheté au magasin Eaton des Galeries d’Anjou en 1968. Bien qu’il ne soit pas identique, le manteau présente une similitude stylistique avec celui qui est illustré à l’extrême droite de l’annonce, décrit comme étant inspiré du film Le docteur Jivago de 1965. Les costumes portés par les actrices Julie Christie et Geraldine Chaplin ont fait sensation dans la presse de la mode à cette époque, et un grand nombre de créateurs ont incorporé de la fourrure et emprunté des éléments des uniformes militaires et des costumes folkloriques russes dans leurs collections. Ce manteau Warden bordé de fourrure témoigne de l’influence considérable des films à succès comme Le docteur Jivago sur la mode tout au long du 20e siècle.
Les publicités d’Eaton signées Groh et Strathy faisaient parfois référence à des films iconiques du milieu du 20e siècle. La scandaleuse scène du baiser sur la plage entre Burt Lancaster et Deborah Kerr dans le film Tant qu’il y aura des hommes (1953) a servi de toile de fond pour la publicité d’un parfum de Guerlain datant du début des années 1960. Et il ne fait aucun doute que Groh s’est inspirée de Barbarella (1968) de Roger Vadim pour illustrer une tenue d’après-ski futuriste, le modèle évoquant la vedette du film, Jane Fonda.
LA GARDE-ROBE SOPHISTIQUÉE DU JET-SET
À la fin des années 1950, les voyages en avion commercial étaient maintenant répandus et le style de vie mondain des jet-setters fortunés est devenu un thème récurrent dans les illustrations de Groh et Strathy. Dans les années 1960, les publicités présentaient régulièrement d’élégants vêtements de ski alpin et de chic tenues de plage et de croisière provenant d’Israël, de Californie, d’Hawaï, d’Italie et du sud de la France.
La collection comprend une robe courte achetée à l’Ensemble Shop d’Eaton en 1968 et portant une étiquette indiquant « Manuela, Nice ». Manuela était une marque de mode indépendante située sur la Côte d’Azur, reconnue pour ses vêtements de plage et de villégiature chic et colorés. D’un point de vue esthétique, cette mini-robe fait écho à une publicité à thématique égyptienne de Groh publiée le 19 février 1962. L’annonce met l’accent sur un immense soleil et le texte décrit la mode estivale dans des teintes désertiques de « sables blancs, d’ors mimosa et d’ocres sahariens » qui rappellent le jaune éclatant et les bruns chauds de la robe, et ses éléments qui ressemblent à des motifs de soleil abstraits.
Ces exemples illustrent les tout premiers liens établis entre les archives de Groh et Strathy et les vêtements d’Eaton qui font partie de la collection Costume, mode et textiles du Musée. Avec le temps et des recherches plus poussées, ces élégantes publicités vont sans aucun doute nous permettre d’en apprendre davantage sur nos collections de mode, et sur l’histoire fascinante du grand magasin Eaton du centre-ville de Montréal.
NOTES
1. Katherine Bosnitch, « A Little on the Wild Side: Eaton’s Prestige Fashion Advertising Published in the Montreal Gazette, 1952-1972 », dans Alexandra Palmer (dir.), Fashion: A Canadian Perspective, Toronto, University of Toronto Press, 2004, p. 341.