Capturer l’histoire : Daniel Kieffer
Une discussion avec Daniel Kieffer sur la magie de la photographie de rue.
17 août 2020
Six boîtes noires que j’ouvre sur une grande table. Les mains gantées, je saisis une à une les 363 photographies de Daniel Kieffer récemment intégrées à la collection Photographie du Musée McCord. Je me sens soudain très émotif en découvrant des gens que je ne connais pourtant pas sur de grandes photographies annotées. Je suis ému et cela me surprend. D’une boîte à l’autre, je m’emplis de gestes, de regards, de rires et de foules. Ce ne sont que des nuances de gris sur du papier glacé, mais l’ensemble est étrangement percutant. Je tiens là les traces d’instants disparus, entre l’anonyme et le médiatique, tous capturés par Kieffer.
Le photographe Daniel Kieffer est né à Paris en 1940. Après avoir enseigné quelques années dans un lycée tout en expérimentant la photographie en autodidacte, il décide d’émigrer au Québec en 1966. J’ai toujours voulu faire de la photo. Quand je suis arrivé ici, je me suis dit « je me lance ».
Nous sommes installés chez lui, à l’extérieur, sous les escaliers qui mènent à l’appartement du dessus. Entre nous, deux mètres et une petite table de métal. C’est là qu’il me parle de sa pratique, de sa carrière, qu’il me raconte son histoire. De la photographie industrielle dans une usine de meuble à Beauharnois à l’enseignement à l’Université du Québec à Montréal, sa vie, vertigineuse, est tissée de beaux hasards, de rencontres incroyables et de travail passionné.
Kieffer travaille à la pige pour le magazine Perspectives, expose plusieurs fois ses œuvres dans une salle de la bibliothèque Saint-Sulpice, enseigne un peu dans un collège, immortalise près de 500 productions québécoises au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui et se fait offrir une charge de cours à l’Université du Québec à Montréal. Entre le théâtre, mes charges de cours et la photo de plateau, l’été, j’arrivais à vivre. Il devient professeur titulaire et fait une maîtrise en communication, profil production. J’ai pris ma retraite de l’enseignement parce que je ne voulais pas passer au numérique. C’est ce qu’il m’avoue avant de lancer un regard par-dessus mon épaule vers son chat qui sautille dans le jardin.
La photo que j’ai le plus aimée, c’est la photo de rue. Le théâtre, c’est presque de la photo de rue.
Cette manière de faire de la photographie prend du temps. Il faut passer de longues heures à marcher et à observer, toujours prêt, tel un anthropologue urbain. Comme a dit Doisneau : « Il y a des photos qu’on fait avec ses pieds. » Maintenant, j’ai trop mal aux jambes, je ne pourrais plus en faire. Je prends des photos de mon chat dans le jardin.
Dans le travail de Kieffer, on devine toujours le photographe tout près de son sujet et dans l’action. On dit que la photo de rue, c’est du 35 mm. Moi, en général, c’était du 28. Ça correspond à mon regard. C’est comme si on y était. Il y a des éléments flous, des sujets à contre-jour, des mains et des corps en périphérie. Il parvient à suggérer le grand dans les petits moments et les petits détails des grands moments. On est à un souffle de voir ces gens et ces ombres se remettre à bouger, nous avaler soudainement dans un tumulte d’odeurs et de bruits : fumée de cigarette, rumeur de la foule massée, cliquetis des appareils photographiques, rires et cris. Mais non. La photo reste à plat devant nous, de noir et de blanc. Les couleurs sont en nous.
Aujourd’hui, chacun a un appareil dans sa poche, le geste de la prise de photo a complètement changé. Avalanche d’instants capturés. C’est super d’avoir cet outil, mais ce n’est plus de la photo. C’est de la prise de note. Prendre des notes avec des images. Immortaliser ce qu’on voit pour suppléer à sa mémoire ou pour capter un instant afin de le partager. Les gens ne pensent plus. Tout doit être tout de suite, automatique. Or, ajoute-t-il, une bonne photo doit être réfléchie.
Ce que j’aime dans la photo, c’est aussi le côté matériel. L’objet photo. Moi, j’ai beaucoup d’émotions à regarder un bon tirage, sur un papier de qualité.
Sans parler de la magie de la chambre noire. Le tirage de la photo est un processus laborieux, mais qui suscite toujours la même réaction chez celui ou celle qui y est exposé pour la première fois. Je me souviens, avant le numérique, quand je donnais la première démonstration dans le labo, c’est féérique de voir ça.
Après avoir manipulé ces centaines de photographies, je comprends tout à fait ce dont parle Kieffer quand il décrit l’émotion ressentie devant l’objet photo. La présence physique du tirage original est incomparable, si loin de l’image sur l’écran.
Au McCord, la collection photo, c’est un monument. Sans parler de tout le travail de mise en valeur de la photographie sociale du 20e et du 21e siècle, me fait remarquer Daniel Kieffer. En confiant sa collection personnelle au Musée McCord, il sait que son travail ne dormira pas dans des boîtes d’archives, mais qu’il sera découvert par les Montréalais et les Montréalaises dans de futurs projets.