Le miroir de Garnotte
Découvrez l’univers de Garnotte et le portrait d’une société tout entière livré à la pointe d’un crayon.
2 mai 2024
Le caricaturiste Michel Garneau, dit Garnotte, s’est penché durant des années sur l’actualité. C’est à partir du Devoir, le journal quotidien auquel il a été longtemps attaché, qu’il a rayonné le plus. Il y était célébré. Il y était aimé. Chaque matin, c’est son dessin que les lectrices et lecteurs regardaient avant toute chose.
Combien Garnotte a-t-il produit de caricatures? En vérité, bien plus qu’il n’en a publié. Songez un peu à ceci : au Devoir, Garnotte dessinait régulièrement durant la journée des dizaines de croquis, les uns à la suite des autres, du matin jusqu’à l’heure de tombée. Je l’ai vu à l’œuvre. Ses crayonnés lui servaient à éprouver la force de ses idées. Il leur donnait différentes perspectives. En était-il satisfait que, pour peu que l’actualité oscille soudain dans une autre direction, il repartait immédiatement vers autre chose.
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Parfois, bien sûr, il y avait l’angoisse de la page blanche. « Qu’est-ce que je pourrais bien dessiner aujourd’hui? », demandait-il à la ronde, pour sonder le relief particulier de l’actualité à partir du regard des autres. À vrai dire, personne ne s’inquiétait pour lui. Chacun savait qu’il y arrivait toujours. Et plus que bien.
Garnotte a commencé à dessiner pour Le Devoir en 1996. Auparavant, il s’était fait apprécier notamment dans les pages de magazines comme Temps fou, Croc, Titanic. Il a aussi travaillé pour le journal de la CSN. Il y faisait entre autres des dessins pour illustrer les textes de l’écrivain Pierre Vadeboncoeur. Il a aussi fait rire et réfléchir les enfants dans les pages des Débrouillards. J’en oublie. J’en passe. Toute sa vie, chose certaine, il a dessiné, sans s’arrêter. Comme la plupart des caricaturistes, il fut un Sisyphe. Un Sisyphe joyeux.
Caricaturiste au Devoir, il était publié invariablement dans le même espace, en page éditoriale. Un caricaturiste jouit d’un statut à part dans un tel journal. Son dessin se retrouve toujours au même endroit. Le public l’attend. Tout le monde, sans exception, regarde son travail. C’est presque toujours ce qui est le plus suivi dans un quotidien dans la mesure où il est quasi impossible de l’éviter. Au point où le travail du caricaturiste finit par être associé intimement à l’image même du journal. Garnotte le savait bien. Il n’était pas dupe de son importance. Il connaissait son rayonnement. Il savait sa valeur. Oh, mais il ne s’enflait pas la tête pour autant! Ce n’était pas son genre. Difficile d’imaginer quelqu’un de plus attentif et doux que Garnotte. Comme caricaturiste, cela ne l’empêchait pas pour autant de savoir montrer les dents par moment.
Les dernières caricatures de Garnotte acquises récemment par le Musée McCord Stewart couvrent une période particulièrement active de sa carrière, soit de 2006 à 2013. L’essentiel du travail publié durant cette période s’y trouve. Cependant, pour comprendre Garnotte au mieux, pour saisir ses raisonnements autant que son talent, il faudrait, tout en suivant le chemin tracé par ses dessins, établir la carte du ciel de ses perspectives, de ses convictions, de ses affections, de ses oppositions. On y décelait assez vite, je crois, une sensibilité particulière. Un sens du relatif. Un attachement non pas à un corps d’idées fixes mais à des principes généraux, comme la liberté, la générosité, la fidélité à un idéal humaniste.
Durant les années où j’ai travaillé à ses côtés, Garnotte prenait chaque matin le train de l’actualité avec gaieté. Pas imbu de lui-même pour autant donc, toujours facile d’accès, sympathique et rieur. Il était un excellent camarade au sein d’une salle de rédaction. Même lorsqu’il était un peu assommé par les dernières nouvelles, comme nous finissons tous par l’être certaines journées dans ce métier, Garnotte trouvait le moyen d’aborder tout cela à la faveur d’un grand rire qui enveloppait tout, contribuant à redonner autour de lui, peut-être sans même qu’il ne s’en rende compte, une sorte d’élan, une joie.
Je me souviens d’avoir partagé un jour avec lui un repas en compagnie de Plantu, le caricaturiste du journal Le Monde. À notre table se trouvaient d’autres collègues. Une fraternité et une complicité naturelles s’étaient tout de suite exprimées entre les deux dessinateurs. Cela m’avait saisi. Les deux hommes partageaient à l’évidence, chacun à leur manière mais sous le même couvert du dessin de presse, un sens universel des responsabilités à l’égard du social et du politique. L’actualité, pour ainsi dire, les avalait tout entier.
Tel un archer, Garnotte cherchait à ficher chaque jour dans sa cible de papier un tir parfait. Il savait y faire. À ses côtés, un petit poste de télévision était souvent ouvert pour suivre les nouvelles. Il écoutait aussi la radio. Il lisait, comme de raison, plusieurs journaux. Avant que tout ou presque ne transite par le Web, nous en recevions plusieurs en cours de journée, locaux et étrangers, en format papier. Et surtout, Garnotte écoutait ce qui se disait autour de lui. Qu’est-ce qui avait retenu l’attention de ses collègues? Là, au fond, de quoi parlait-on? Était-ce de son sujet qu’il était question? Il s’intéressait à tout, dans toutes les sphères possibles. À la différence des journalistes réguliers, affectés à la couverture d’une portion seulement de l’actualité, son terrain de jeu était total.
Au quotidien, ce rieur travaillait avec beaucoup de sérieux. Il s’appliquait à ses sujets comme pas un, toujours à la recherche d’idées fortes. Il était en quête de ces synthèses quasi magiques qui permettent au dessin de dresser un pont solide entre un fait et une impression. Garnotte portait aussi une grande attention aux quelques mots qui coiffaient ses dessins. À leur sujet, il se questionnait parfois longuement. Il souhaitait trouver la bonne formule, courte et percutante. Il me semble que le public n’a pas tellement idée de ce que demande d’efforts un dessin de presse.
Il n’était pas rare de voir Garnotte débarquer à mon bureau. Le sien était situé à l’exact opposé du mien, de l’autre côté de la salle de rédaction. J’étais loin d’être le seul chez qui, de temps à autre, Michel venait chercher conseil. Cette confiance m’honorait. Moi qui aurais de beaucoup préféré savoir dessiner plutôt qu’écrire, j’adorais discuter avec lui. Nous nous entendions le mieux du monde. Après avoir traversé une mer de bureaux pour se rendre jusqu’à moi, il faisait défiler sous mes yeux une série de dessins. « Qu’est-ce que tu penses de celui-là? Regarde, j’avais essayé comme ça aussi… Est-ce que tu crois que cette version-là serait meilleure? J’ai aussi fait celle-là, qui est une différente… » De telles visites n’étaient pas quotidiennes, mais disons régulières.
À vrai dire, Garnotte n’avait pas forcément besoin de venir nous solliciter directement. Nous étions nombreux, au fil de la journée, à le rejoindre à son bureau ou à l’accrocher directement au passage. « Michel, as-tu vu ça? Michel, vas-tu dessiner sur ceci ou cela? Michel, il me semble que ce serait bon si… » Sans doute étions-nous plusieurs à rêver de savoir dessiner plutôt qu’écrire… Cela a duré ainsi au Devoir pendant des années, dans un esprit somme toute très familial. Parfois, Garnotte retenait une de nos propositions. Le plus souvent, nos idées un peu bêtes confortaient surtout celles qu’il avait déjà en tête.
Au cinéma comme dans les téléséries, les salles de rédaction sont toujours présentées comme des lieux bouillonnants. Des gens crient, courent, s’énervent, se disputent, hurlent, s’affrontent et se déchirent pour, semble-t-il, recommencer le même cirque de plus belle dès le lendemain matin. Un journal, dans l’imaginaire populaire, ressemble à un champ de bataille. En réalité, il règne sur les salles de rédaction un calme relatif. Ce calme, qui n’est tout de même pas mortuaire, le caricaturiste comme le simple journaliste en a besoin pour terminer sa journée.
Pendant plusieurs années, six caricatures de Garnotte seront publiées chaque semaine dans Le Devoir. Une par jour de publication. Lorsque Garnotte devait s’absenter, il produisait parfois à l’avance un dessin supplémentaire. Pour la période des vacances, la rédaction republiait une sélection de ses dessins un peu plus intemporels. Ainsi, le lectorat n’échappait pratiquement jamais à Garnotte. Il était toujours là. Un rendez-vous obligé. Durant des années.
Cependant, ses dessins en page éditoriale, ceux conservés désormais par le Musée McCord Stewart, n’étaient pas les seuls à être publiés. Garnotte en produisait plusieurs autres au fil de l’année. Il répondait de la sorte à diverses commandes particulières, au bénéfice du journal.
Par exemple, des dessins originaux pouvaient lui être demandés pour un numéro thématique. Ou encore il lui fallait produire une illustration pour une activité parrainée par le journal. Ses dessins servaient aussi à mousser des campagnes d’abonnement ou à illustrer les cartes de vœux officielles du Devoir en fin d’année. Autant dire que son petit pot d’encre noire, fixé au plan incliné de sa table à dessin, était presque toujours ouvert pour nourrir le flot de sa plume.
Dans son bureau se trouvait l’univers dans lequel il gravitait. Des esquisses étaient punaisées sur tous les murs de son atelier, au temps où Le Devoir était encore installé au 9e étage d’un vieil immeuble de la rue De Bleury. Pêle-mêle se trouvaient exposés sous nos yeux George Bush fils, Paul Martin, un Jean Chrétien désopilant, un Ben Laden dégingandé, des Bernard Landry aux allures de « fier-pet », des croquis de Stéphane Dion, et tant d’autres. À travers l’extrême diversité des dessins de Garnotte, il m’a toujours semblé pourtant qu’il y avait quelque chose qui ne faisait qu’un avec lui. Quelque chose qui exprimait sa personnalité, qui était d’emblée simple et désarmant, à son image.
Les murs de son atelier étaient aussi recouverts de photos, des coupures de presse, de reproductions d’œuvres d’art. Je me souviens de La Tour de Babel, un célèbre tableau de Brueghel fort à propos dans pareil environnement. Il y avait aussi la Joconde de Léonard de Vinci.
C’est dans ce réduit aux murs tapissés de bouts de papier très divers que Garnotte s’installait jour après jour pour produire ses caricatures. Son espace de travail était isolé en partie de l’activité de la salle de rédaction par une demi-cloison vitrée. C’est au bureau situé juste à côté qu’avait travaillé avant lui Serge Chapleau.
Chaque matin, Garnotte participait à part entière à la réunion des éditorialistes, là où sont discutés les sujets à propos desquels le journal est appelé à prendre position. S’y trouvaient d’ordinaire le rédacteur en chef et le directeur. Ce dernier, Bernard Descôteaux, à la tête du Devoir de 1999 à 2016, estimait Garnotte au plus haut point. Cela se voyait et se sentait. Il régnait entre les deux hommes une sorte de complicité empreinte de respect mutuel.
Bernard Descôteaux est mort en début d’année 2024. Au moment de lui rendre un dernier hommage, j’ai été frappé de voir trôner, au salon funéraire, à côté d’un carrousel de photographies où s’enchaînaient des images de sa vie privée et publique, une caricature de Garnotte, fixée au mur. Elle représentait l’ancien directeur.
Au-delà du flot d’images qui défilent sans cesse sous nos yeux, me suis-je dit, la caricature constitue plus que jamais une étoile immuable dans le ciel de nos vies. Elle dit ce que furent des individus autant que des sociétés. Les caricatures, en un mot, sont un miroir unique. Aussi convient-il de remercier Garnotte de nous avoir tendu les siennes. Elles nous enseignent à mieux nous voir et nous comprendre.
1996-2004
2005-2013
Ce projet a été rendu possible grâce au programme Aide au virage numérique de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ).