Disraeli – Le pouvoir de se souvenir et de se raconter par l’image
Lors d’un atelier participatif, des membres de la communauté de Disraeli se réapproprient leur histoire et le pouvoir de se représenter.
17 octobre 2022
« Pour beaucoup d’entre nous, ces photos en noir et blanc, c’était un regard misérabiliste, c’était humiliant. Une photo vaut mille mots, mais quels sont les mots qui restent, et les mots de qui ? » C’est ce que m’a dit un des membres de la Société historique de Disraeli, au sujet des photographies captées par le Collectif de l’Imagerie Populaire de Disraeli à l’été 1972. Ce commentaire témoigne de la polémique qui a entouré le projet, il y a 50 ans.
En effet, il y a maintenant un demi-siècle, Claire Beaugrand-Champagne, Michel Campeau, Roger Charbonneau, Cedric Pearson, Maryse Pellerin et Ginette Laurin – quatre jeunes photographes et deux recherchistes – sont restés trois mois à Disraeli pour y faire le portrait documentaire de la population, le portrait de la vie de cette ville. Quelques-unes de leurs photographies, publiées en 1974 dans le supplément Perspectives, tiré à 550 000 exemplaires et encarté dans plusieurs des plus grands journaux francophones, déclenchera une polémique autour de l’éthique de la représentation photographique, qui transformera le monde de la photographie au Québec.
Pour les 50 ans de ce qu’on appelle maintenant le projet Disraeli, une petite équipe du Musée est retournée à Disraeli sur les traces de ces photographes, cette fois pour échanger avec ses habitants et permettre à ces derniers de partager leur vision de la polémique historique ainsi que leur regard sur la ville et leur communauté.
La journée commence au Cabaret des Arts de Disraeli avec deux dizaines de volontaires curieux de tous âges. On y discute de l’exposition au Musée McCord Stewart, mais on y parle surtout de l’histoire du projet Disraeli, en examinant tous ensemble un échantillon des photographies qui seront exposées au Musée, dont plusieurs inédites.
Beaucoup de gens autour de la table, qui n’étaient pas nés ou qui étaient trop jeunes en 1972, sont vraiment surpris de voir un musée montréalais faire une exposition sur leur ville. « Pourquoi Disraeli ? Pourquoi pas n’importe quelle autre ville ? » Avec émerveillement, ils découvrent la place que l’histoire de leur communauté occupe dans celle de la photographie québécoise.
À l’inverse, les plus âgés se souviennent très bien de la visite des photographes. Luc Toupin, qui était adolescent à l’époque, raconte : « Quand j’ai vu les photos pour la première fois, à 16 ans, je n’avais pas vu la même chose. Aujourd’hui, ce sont des souvenirs et je remarque maintenant aussi l’intérêt artistique. »
Johanne, qui était enfant à l’époque, n’était pas au courant du projet. Aujourd’hui, c’est le sourire aux lèvres qu’elle découvre l’histoire de sa ville à travers le regard des photographes. Elle se penche vers son fils, Zack : « Regarde ça, c’est l’histoire de ta ville! »
À presque chacune des photos, les commentaires fusent, les souvenirs surgissent. On reconnaît des familles et d’anciens commerces disparus, par exemple un restaurant dont les tartes au sucre restent, dans l’imaginaire de la ville, mythiques. On reconnaît parrains, commerçants, professeurs ou camarades de classe.
Certains, présents à l’atelier, se reconnaissent eux-mêmes. Ils étaient alors des adolescents au sourire enjoué, comme Éric Bilodeau, qui figure sur la photographie utilisée pour annoncer l’exposition au Musée McCord Stewart.
Une femme s’exclame : « Oh mon Dieu, mon professeur de deuxième année ! Je m’en souviens comme si c’était hier. Elle me faisait peur. »
Tous les visages sur les photos sont scrutés et reconnus. L’émerveillement est général, et chez les plus vieux qui retrouvent sur la pellicule des souvenirs de jeunesse, l’émotion est manifeste.
Les photographies, jadis polémiques, semblent aujourd’hui permettre à la mémoire collective de la communauté de fleurir et de se renouveler. En ce frais matin de septembre, c’est un très beau travail de mémoire qui prend place. Les plus vieux, heureux, se souviennent, et les plus jeunes, incrédules, découvrent.
Après le dîner à la boutique gourmande L’à-côté, c’est finalement le début de l’activité. Nous partons tous ensemble explorer la ville avec le photographe Patrick Nadeau. L’objectif est de permettre aux résidents de partager en images leur regard personnel sur la ville et leur communauté avec les visiteurs de l’exposition.
En effet, le Musée a organisé un concours appelant les résidents de la région à soumettre des photographies de leur communauté. Toutes les photos se verront intégrées à l’exposition Disraeli revisité – Chronique d’un événement photographique québécois, au Musée, et le gagnant du concours recevra un prix en argent. L’objectif : mettre en parallèle, dans l’exposition, le Disraeli de jadis et celui d’aujourd’hui, la ville sous le regard de l’autre et sous celui de ses résidents.
Les participants se dispersent lentement dans la ville, appareil photo à la main, yeux grands ouverts. Inspirés par l’activité du matin, ils vont partager leur Disraeli.
Alors que son fils s’éloigne pour prendre des photos, Johanne me confie, en parlant du projet Disraeli : « Ces photos nous mettent sur la map et je trouve ça le fun. »
Lentement, après 50 ans, en un après-midi lumineux, le scandale de jadis se transforme en fierté, alors qu’une communauté se réapproprie son histoire, cette fois dans ses mots, une photo à la fois.