Que de questions…
Faites connaissance avec Mary Ann Law Guilmartin, un des sujets du Studio William Notman, et découvrez l'histoire incroyable de cette jeune femme.
15 février 2024
Que de questions nous viennent en tête en regardant le portrait fascinant de Mary Ann Law Guilmartin (1858-1917) photographiée par William Notman en 1877.
Qui aurait cru que ce modèle d’élégance, alors âgée d’environ 19 ans, était née esclave? Toute sa vie fut incroyable, un conte de fées brisé, dont on peut lire les premières bribes sur son visage.
Qui aurait cru qu’elle avait été adoptée par la femme irlando-américaine à qui elle avait appartenu, Frances Jane Mary Lloyd, et son mari irlandais catholique, Lawrence James Guilmartin, un marchand de Savannah et sympathisant des Confédérés? Officier volontaire pour les États confédérés durant la guerre de Sécession américaine (1861-1865), il a été fournisseur pour l’armée des Confédérés et a plus tard appuyé le Parti démocrate, qui était loin d’être un défenseur de la mixité ou de l’égalité des droits pour la population noire.
Dire que les Guilmartin, un couple sans enfant, ont défié les conventions en adoptant Mary Ann et en la traitant comme leur fille est un euphémisme flagrant. Comment expliquer leur sollicitude pour cette fille métisse, inscrite dans le recensement des esclaves des États-Unis de 1860 comme une « mulâtresse » anonyme de 2 ans? S’agissait-il d’une enfant que Lawrence Guilmartin aurait eue avec une femme noire anonyme de 26 ans enregistrée comme la seule autre esclave de sa femme en 1860?
Le lien avec Saint-Hyacinthe
Était-ce pour protéger la jeune fille des contrecoups du racisme de la Reconstruction et des « lois Jim Crow » qu’ils l’ont envoyée dans une école de filles à Saint-Hyacinthe, au Québec, au début des années 1870? Pourrait-il y avoir un lien entre Savannah et Saint-Hyacinthe, où le Catalogue des Élèves du Séminaire de St. Hyacinthe depuis 1818, publié en 1875, mentionne 11 garçons blancs venant de Savannah, la plupart inscrits en 1872? Deux des anciens élèves de ce collège classique étaient des neveux de Lawrence Guilmartin, les fils de sa sœur Mary Ann Guilmartin et de son mari Michael Prendergast, lui-même propriétaire d’esclaves. John Benedict Prendergast (1846-1898), inscrit au séminaire en 1859, est devenu jésuite; Felix Prendergast (1848-1885) y a été admis en 1865.
Quel était le lien entre les Guilmartin et la famille de Saint-Hyacinthe de l’orfèvre Léandre Pierre Boivin et de son épouse irlando-canadienne, Marie Marguerite Amélie Caroline Whiteford, qui ont accueilli Mary Ann en pension dans les années 1870 et où elle a noué des amitiés pour la vie? Les Guilmartin ont-ils déménagé à Québec en 1887 parce que la vie en Géorgie était devenue inconfortable pour les parents blancs d’une fille noire, ou simplement pour se rapprocher de leur fille? De 1881 à 1887, Lawrence Guilmartin, copropriétaire d’une compagnie de navigation côtière, a été président de la Hibernian Society of Savannah, et il fut élu au conseil d’administration de la Merchants’ National Bank en 1886. Fille noire ou non, il semblait bien établi.
Mary Ann est allée rejoindre ses parents en Géorgie vers 1877. Dans les années 1880, les Guilmartin effectuaient un voyage au Québec presque chaque année. La famille semble avoir adopté l’hôtel Iroquois House à Saint-Hilaire comme point de départ pour ses excursions. Selon les journaux de l’époque, ils y étaient en 1883, 1884, 1886 et 1887. En 1885, Mary Ann a posé de nouveau pour Notman à Montréal.
En juin 1887, les trois ont séjourné à l’hôtel Huestis House à Saratoga, New York (le premier ministre du Québec Honoré Mercier y était en même temps qu’eux), puis à l’Iroquois House en juillet et au St. Lawrence Hall à Montréal au début septembre. Lawrence Guilmartin aurait alors quitté Savannah pour de bon. Il s’est établi à Québec cette année-là et s’est joint rapidement au corps consulaire, agissant comme consul espagnol pro tempore en 1890, et consul chilien à partir de 1891.
Mariage et famille
À Québec, le 7 septembre 1887, Mary Ann prit pour époux Onésiphore Ernest Talbot (1854-1934), député libéral dans la circonscription de Bellechasse sous le gouvernement du premier ministre Wilfrid Laurier de 1896 à 1911. Il était aussi lieutenant-colonel dans le 17e régiment d’infanterie de Lévis, et deviendra plus tard membre du conseil d’administration de la compagnie de chemin de fer Canadien National. Quel était le statut de Mary Ann en tant qu’épouse de député? Était-elle acceptée ou évitée? Accompagnait-elle son mari lors des tournées électorales? Était-il fier de la présenter ou est-ce qu’il la cachait? Prenait-elle part à des activités sociales avec d’autres épouses de parlementaires? A-t-elle parfois été confondue avec « la domestique »?
Qui la coiffait? Ce n’étaient pas tous les coiffeurs blancs qui étaient capables de mettre en plis les boucles noires. Il y avait deux barbiers-coiffeurs noirs très réputés à Québec à son époque : William Henry Medley, un Afro-Américain décédé en 1889, et John Williams, un Québécois d’origine, tous deux mariés à des femmes blanches. Les connaissait-elle? Williams, fils d’un Jamaïcain noir et d’une mère irlandaise, marié deux fois à des femmes d’origine irlandaise, était membre de l’église St. Patrick, tout comme Mary Ann. Jusqu’en 1913, il a exercé son métier en ville, rue Saint-Louis, où il s’annonçait comme « Private parlor for Ladies and Children’s Hair Cutting » (Salon de coiffure privé pour femmes et enfants).
En 1888, Mary Ann a eu un fils, Lawrence Ernest Talbot. Son mariage se terminera par une rupture houleuse dix ans plus tard. Elle quittera alors sa maison de Saint-Charles-de-Bellechasse pour aller vivre avec ses parents dans leur demeure située au 174, Grande Allée à Québec, où elle vivra jusqu’à sa mort. Ni elle ni son mari n’ont eu d’autres enfants. Son père est décédé à Québec en 1902, et sa mère en 1906. Mary Ann était âgée de 59 ans lorsqu’elle est morte le jour de Noël en 1917. Son fils est décédé deux mois plus tard, à 29 ans, le 1er mars 1918. Voilà qui mettait fin à l’aventure des Guilmartin au Québec.
Héritage
Le nom de Guilmartin allait toutefois survivre d’une bien curieuse façon, remontant à l’époque de Mary Ann à Saint-Hyacinthe. En 1876, son amie Marie-Anne Caroline Antoinette Boivin, la fille de l’orfèvre, avait épousé Louis Édouard Morin de Longueuil. Celui-ci était présent aux funérailles de Lawrence Guilmartin avec son fils. Le fils, baptisé Laurent Gustave Honoré Morin en 1879, a signé Lawrence Guilmartin Morin lors des funérailles. Pouquoi? En 1903, il s’est marié sous le nom de Laurent Gilmartin Morin.
Le parrain et la marraine de Laurent ou Lawrence Guilmartin Morin étaient son oncle, Joseph Boivin, et « Françoise Jeanne Marie Guilmartin », la mère de Mary Ann. Joseph Boivin était également présent aux funérailles de Lawrence Guilmartin. Lui aussi a gravi les échelons de la société. De secrétaire particulier du premier ministre Honoré Mercier, qui avait pratiqué le droit à Saint-Hyacinthe, il est devenu secrétaire provincial adjoint en 1890. C’est dans ce monde privilégié que Mary Ann a évolué, proche du siège du pouvoir. En 1888, elle et son mari avaient offert un cadeau de mariage à la fille de Mercier, Elisa, tout comme ses parents.
Situation politique de l’époque
Mary Ann avait-elle des intérêts au-delà des mondanités? En 1911, par exemple, l’année où son ex-mari a perdu son siège et où le gouvernement Laurier s’est effondré, le cabinet fédéral a fermé la porte à l’immigration noire le 12 août en vertu du décret 1911-1324 : « Pour la période d’un an, à partir de la date ci‑après, il sera interdit de s’installer au Canada à tout immigrant appartenant à la race noire, qui est considérée comme inadaptée au climat et aux exigences du Canada. » Mary Ann s’est-elle sentie inadaptée – ou indignée? Deux mois plus tard, le 15 octobre, le décret 1911-2378 abrogeait le décret 1911-1324 : « Il plaît à Son Excellence en conseil d’ordonner que le décret du 12 août 1911, interdisant de s’installer au Canada à tout immigrant appartenant à la race noire, soit annulé par les présentes, ledit décret ayant été adopté par inadvertance en l’absence du ministre de l’Intérieur. »
Quel que fût le prétexte de l’abrogation, la réalité était que les femmes noires de la colonie française des Caraïbes, la Guadeloupe, embauchées comme domestiques au Québec pour 5 $ par jour, affluaient dans la province grâce à un stratagème mis au point par le Québécois Joseph Misaël Authier. Consul américain en Guadeloupe depuis 1908, il avait auparavant occupé la fonction de consul américain à Saint-Hyacinthe.
Au total, environ 220 femmes domestiques ont été recrutées entre 1910 et 1925, la grande majorité en 1911. Cette année-là, le cri « esclavage! » a retenti haut et fort. Plusieurs employeurs ont été accusés de s’échanger leurs domestiques sans leur consentement et, avant de les laisser partir, de leur demander 80 $ pour les avoir fait venir au Canada. Le journal La Presse rapportait à la fin du mois de décembre que plus de 75 d’entre elles avaient déposé une demande de retour en Guadeloupe auprès du consulat de France ou de l’Union Nationale Française.
Mary Ann était-elle moins préoccupée par le sort des autres personnes noires que sa mère blanche? Sûrement pas. Dans son testament de 1905, Frances Guilmartin, ancienne propriétaire d’esclaves repentie, a légué 25 000 $ au séminaire St. Joseph à Baltimore, dans le Maryland, « afin d’assurer l’éducation dans ledit séminaire ou collège Saint Joseph, des jeunes gens de couleur en vue de la prêtrise ». Après avoir surmonté plusieurs obstacles juridiques, Mary Ann, l’ancienne esclave qui n’avait pas à se repentir, a remis les 25 000 $ au séminaire en 1910. Aujourd’hui situé à Washington, D.C., le séminaire accueille toujours une clientèle d’Afro-Américains.
LECTURES COMPLÉMENTAIRES
Anbinder, Tyler. « Irish Origins and the Shaping of Immigrant Life in Savannah on the Eve of the Civil War », Journal of American Ethnic History, vol. 35, no 1, automne 2015, p. 5-37, surtout 26-27.
Choquette, C. P. Histoire de la Ville de Saint-Hyacinthe, Saint-Hyacinthe, Richer et fils, 1930.
Derome, Robert. Site Web personnel. https://rd.uqam.ca/Delezenne/RegimeAnglais.html#Retraite
« Father John B. Prendergast », Woodstock Letters, vol. 30, no 3, 1901, p. 372-396.
Sheehy, Barry, Cindy Wallace et Vaughnette Goode-Walker. Savannah, Immortal City, vol. 1 : Civil War Savannah, Austin (Tex.), Emerald Book Co., 2011, p. 243.