Qui a porté cette robe?
Que nous dit l’étiquette d’un vêtement? Comment peut-elle nous aider à remonter le fil de l’histoire derrière une robe portée il y a plus de 100 ans?
1 février 2023
L’acquisition par le Musée de cette robe tailleur a grandement contribué à mettre au jour la renommée du « tailleur de mode » John J. Milloy dans le paysage de la mode féminine à Montréal au 19e siècle.
Les bribes d’information sur l’étiquette à l’intérieur de la robe m’ont amenée à découvrir son histoire. Cependant, l’information sur l’étiquette a aussi révélé une autre histoire, celle de la femme qui a acheté la robe.
LES ÉTIQUETTES
Les étiquettes de Milloy dans les deux robes conservées dans la collection du Musée ont ceci de particulier qu’elles sont typiques de celles que l’on trouve dans des vêtements masculins, et non féminins. Elles reflètent la tradition de la confection sur mesure pour hommes, dans laquelle Milloy s’est lancé en début de carrière, plutôt que la tradition de la couture pour dames.
Découvrez la première partie de l’histoire J. J. Milloy : tailleur de mode à Montréal il y a un siècle |
Lorsqu’un fabricant de robes pour dames est identifié sur l’étiquette, habituellement, seuls son nom et parfois le lieu sont tissés ou imprimés sur une ceinture en ruban de soie à l’intérieur du corsage. Par contre, on trouve souvent à l’intérieur de la poche poitrine des manteaux et des pardessus masculins confectionnés par des tailleurs une étiquette en coton ciré comme celles-ci portant le nom du client ainsi que la date.
Dans le cas de Milloy, un employé a apposé sa signature sur le côté de l’étiquette pour ensuite inscrire à l’encre le nom de la cliente et la date de l’achat, nous donnant ainsi de précieuses informations qu’on ne trouve habituellement pas sur l’étiquette d’un vêtement féminin. Bien souvent, on ne peut qu’émettre une hypothèse sur l’identité exacte de la propriétaire d’une robe plus que centenaire, et la date est attribuée en fonction du style et de la construction du vêtement.
UNE CLIENTE AMÉRICAINE
Lorsque nous avons fait l’acquisition de cette robe tailleur en laine, quelques informations nous ont été transmises au sujet de celle qui l’avait portée : elle était Américaine et avait acheté la robe lors d’un voyage au Canada. J’ai passé beaucoup de temps à comparer l’écriture à la main figurant sur l’étiquette avec d’autres exemples d’écritures cursives du 19e siècle, ce qui m’a amenée à conclure que la cliente était Mme E. H. Crosbie.
Tirant une leçon de notre longue expérience avec les noms des clients dans les Archives photographiques Notman, je suis demeurée ouverte à la possibilité que l’orthographe de son nom de famille ne corresponde peut-être pas à ce que je pourrais trouver dans d’autres sources.
J’ai dû admettre rapidement que Mme E. H. Crosbie ou Crosby serait difficile à retracer. Pendant un certain temps, la candidate la plus probable était une femme de la société mondaine new-yorkaise, Fanny Kendall Schieffelin, qui avait épousé Ernest Howard Crosby en 1881. Toutefois, cette hypothèse est tombée à l’eau lorsque j’ai trouvé la nécrologie de son fils, né à New York le 14 février 1887. En effet, les chances qu’elle ait été à Montréal seulement quatre jours avant étaient très minces, et même si tel avait été le cas, il lui aurait été impossible de faire ajuster sur mesure une robe à la taille aussi fine!
Il me fallait changer de tactique pour trouver une autre Mme E. H. Crosby. Pour quelle raison une Américaine se serait-elle retrouvée à Montréal le jeudi 10 février 1887 précisément? Or, il s’avère que le carnaval d’hiver de la ville battait son plein, un événement d’une semaine créé pour promouvoir Montréal comme destination hivernale, attirer les touristes du nord-est des États-Unis, mais surtout, pour stimuler l’économie locale.
LE CARNAVAL D'HIVER DE 1887
Le carnaval de 1887 était le quatrième d’une série de cinq tenus durant cette décennie. Grâce à une grosse campagne publicitaire, les Américains ont afflué dans la ville pour essayer gratuitement les immenses pentes de toboggan, assister aux courses de raquettes, participer aux carnavals de patinage et regarder une fausse bataille pour la prise du Palais de glace.
Parmi les visiteurs de la ville, il y avait un jeune journaliste du Boston Post, Edward Harold Crosby, qui s’était inscrit au service de presse du carnaval le 8 février 1887.
En 1883, Crosby avait épousé Medora Robbins (vers 1860-1946). En 1887, celle-ci était dans la vingtaine, sans enfants, et on peut imaginer que cette robe pouvait convenir à sa silhouette. Pendant que son mari journaliste couvrait le carnaval, comment Medora aurait-elle pu occuper son temps? Le jour où elle est allée chercher la robe, une certaine Mme Crosby est aussi allée récupérer un portrait pris par Notman, le célèbre photographe de la ville.
Nous ne pouvons affirmer hors de tout doute qu’il s’agit bien de la même Mme Crosby que celle dont le portrait a été pris beaucoup plus tard et qui a été identifiée de façon sûre comme étant Medora. Si c’est bien elle, le fait qu’elle ait profité de sa visite dans la ville pour faire quelques achats souligne que le magasinage faisait partie de l’expérience du carnaval d’hiver de Montréal et que les marchands ont su tourner cet événement à leur avantage.
BON POUR LES AFFAIRES
Les programmes-souvenirs étaient remplis de publicités pour toutes sortes de produits vendus par les marchands de la ville. Il y avait par exemple des annonces pour des vêtements, comme des habits pour faire du toboggan et des manteaux couvertures.
Si je n’ai trouvé aucune publicité pour Milloy dans les programmes du carnaval, ses annonces ciblant les touristes mentionnaient toujours qu’il était en mesure de confectionner des vêtements dans un court délai. De plus, une série de reportages publiés dans la presse en 1886 indique clairement que l’événement a joué un rôle clé pour renforcer sa réputation chez nos voisins du Sud.
Selon un des articles : « Au cours des dernières années, les Américains en visite au carnaval d’hiver et les estivants provenant des États-Unis ont fait appel aux services des tailleurs de mode de Montréal, dont plusieurs s’approvisionnent auprès des maisons réputées de Londres. C’est le cas de J. J. Milloy qui a réalisé beaucoup d’affaires de cette façon et qui possède une importante clientèle à New York et à Brooklyn1. » En fait, cette citation était une introduction à un article décrivant comment Milloy venait tout juste d’être arrêté pour contrebande, l’un des nombreux papiers publiés sur cette affaire partout en Amérique du Nord!
Les quelques informations sur l’étiquette de Milloy font bien plus que de simplement identifier l’acheteuse. Elles relient cette robe à un événement très précis qui a grandement contribué à forger l’identité de Montréal comme destination hivernale, et comblé le désir d’une touriste de rapporter chez elle un souvenir de ce que la ville avait de mieux à offrir.
NOTES
1. The Tribune, Scranton (Penns.), 1er janvier 1886.