Réimaginer Duncan avec Iregular
Une conversation avec Iregular, un studio d’art numérique qui a utilisé l’intelligence artificielle pour réimaginer l’univers pictural de James Duncan
11 octobre 2023
Iregular est le studio d’art numérique qui a créé l’installation Cartographies mentales, vibrant épilogue de l’exposition Montréal en devenir – Duncan, peintre du 19e siècle. Sur le toit de l’édifice de cinq étages qui abrite son siège social, une terrasse surplombe le point où convergent le Mile End, Outremont, la Petite Italie et Parc-Extension. Un léger voile de nuages gris recouvre le ciel, dissimulant le soleil et donnant l’impression que l’intersection habituellement achalandée d’avenue du Parc et Van Horne est calme et paisible.
À quelques mètres de là, la même lumière diffuse traverse les grandes fenêtres du studio de photographie où j’ai rendez-vous avec l’équipe créative derrière l’installation. Durant la conversation, je tente de capter un portrait plus figuratif de leur réinterprétation de l’art classique à travers les yeux de demain.
Voyagez dans le temps en visitant l’exposition Montréal en devenir – Duncan, peintre du 19e siècle |
Pour éclairer les lecteurs et lectrices qui n’auraient pas encore vu Cartographies mentales, comment expliqueriez-vous le projet?
Alice : Cartographies mentales est une installation immersive qui recrée un paysage, à l’aide d’un algorithme, basé sur ce que James Duncan a peint dans les années 1800. Il y a deux projections : une avec une version 3D des peintures de paysages, et une autre avec leur interprétation graphique. Lorsqu’on se déplace dans l’espace, notre ombre bloque la projection pour révéler d’autres couches cachées.
L’installation a-t-elle été conçue en fonction d’une participation du public?
Daniel : Nous voulions que les gens expérimentent notre pièce de leur propre point de vue. Nous avons d’abord essayé de mettre l’accent sur la façon dont on peut influencer ce qu’on voit selon l’endroit où on se trouve. C’est en quelque sorte la première idée que nous avons présentée au Musée. Celle-ci a ensuite évolué pour intégrer l’intelligence artificielle qui influence l’expérience, peu importe où on se situe.
Comment s’est passée votre collaboration avec le Musée McCord Stewart?
Daniel : Le Musée nous a parlé de l’exposition, et nous avons commencé à travailler avec Catherine K. Laflamme (chargée de projet de l’exposition) et Stéphanie Poisson (cheffe de la Diffusion numérique, Collections et expositions). Le Musée nous a fait confiance et nous a donné carte blanche. C’était très important que notre pièce véhicule la vision de l’exposition et ce fut très enrichissant de pouvoir les consulter.
Alice : Nous nous sommes rencontrés chaque semaine. Elles sont venues ici [au studio] pour expérimenter chaque prototype.
La première version a-t-elle évolué ou si elle est demeurée inchangée durant tout le processus?
Alice : Au début, nous avions pensé utiliser du papier lenticulaire, qui produit un effet 3D permettant de voir quelque chose de différent de chaque côté. Nous avons créé le prototype d’après cette idée, mais il y avait des limites sur le plan de l’échelle.
Xavier : Lorsqu’Alice m’a parlé du projet, je me suis dit OK, je vais y aller le matin et tout sera fini à midi. [Tout le monde rit.] Finalement, nous y sommes allés pendant des semaines. Je pensais que nous ferions la cartographie et que ce serait terminé, mais chaque semaine, nous installions le projecteur pour constater qu’il fallait le déplacer juste un peu, pour ensuite refaire la cartographie, le déplacer un peu, et reprendre la cartographier encore une fois…
Dana : Nous avons fait beaucoup de recherches pour trouver les bons outils, les bonnes techniques. En utilisant les outils, nous avons réalisé qu’ils pouvaient faire plusieurs choses différentes. Le prototypage nous a beaucoup aidés.
Comment avez-vous fait vos choix parmi toutes les œuvres de James Duncan? C’est qu’il fut très prolifique…
Dana : Nous en avons utilisé le plus possible. Nous avons essayé de faire notre sélection de manière quasi géographique; les différents lieux correspondent essentiellement à nos thèmes. Il y a le point de vue depuis l’île Sainte-Hélène, et celui depuis le mont Royal.
Explorez les œuvres de James Duncan dans les Collections en ligne |
Quels outils et procédés avez-vous finalement employés?
Dana : Le principal outil est un logiciel qui fonctionne avec une technologie d’apprentissage automatique appelée Neural Radiance Fields. On l’utilise surtout en photographie : on prend plusieurs photos du même objet, de différents angles, qu’on envoie au logiciel qui recrée l’objet en 3D. Nous avons décidé d’adopter ce procédé en numérisant les œuvres. Nous les avons situées sur une carte virtuelle de Montréal là où elles ont été peintes à l’origine, et le logiciel a ensuite recréé un environnement virtuel.
Personnellement, la couleur est l’un des éléments que j’ai appréciés le plus : les ocres et les rouges apparaissaient très fidèles à ceux des tableaux à l’huile. Comment peut-on traduire un pigment solide en quelque chose d’aussi éthéré que la lumière?
Alice : Chaque pixel de lumière que vous voyez dans Cartographies mentales est directement connecté au coup de pinceau original. Le programme que nous avons créé et utilisé nous a permis de nous déplacer autour du tableau.
Qu’entendez-vous par « nous déplacer autour du tableau »?
Dana : Il y a un espace virtuel tridimensionnel qui a été créé, rempli de pixels provenant des images numérisées des tableaux. C’est pourquoi les couleurs sont tellement justes. Ce sont les couleurs provenant du tableau, mais dans un univers 3D. Ensuite, nous prenons simplement une caméra virtuelle, et nous nous déplaçons dans cet univers virtuel.
Qu’en est-il de toutes les techniques employées par Duncan : l’aquarelle, l’huile et le lavis à l’encre, par exemple. L’IA a-t-elle eu de la difficulté à en traiter une en particulier?
Dana : Les lignes noires sur du papier blanc ont été plus difficiles à traiter parce qu’il y a si peu d’informations. Nous pouvons en saisir le sens, ce qui n’est pas vraiment le cas pour l’IA. Ces pièces ont demandé davantage de peaufinage.
Il y a un débat houleux entourant l’IA générative et la production artistique. Vous travaillez manifestement avec ces technologies, mais quelle est votre opinion à ce sujet?
Dana : Nous avons délibérément choisi de n’utiliser aucune forme d’IA générative dans ce projet parce que c’est vraiment le chaos à l’heure actuelle, mais nous croyons qu’à l’avenir, la technologie sera plus réglementée et plus éthique, de sorte que les artistes pourront décider de l’utiliser ou non.
Daniel : Je peux imaginer avoir cette même conversation avec James Duncan, il y a deux cents ans, au sujet de la photographie provoquant la mort de son art.
Celia : En tant que membres d’un studio de design, nous devons utiliser ces technologies. Ce sont des outils extraordinaires pour la recherche, par exemple.
Parlant d’humains qui interagissent avec la technologie, nous vivons à une époque de surcharge numérique. Nous passons d’un écran à l’autre, et bientôt, d’une paire de lunettes intelligentes à une autre. Qu’est-ce que le terme « immersif » veut même dire aujourd’hui?
Daniel : Au studio, nous créons des expériences immersives qui réunissent des personnes dans un espace où elles pourront vivre une expérience humaine avec d’autres humains qui agissent humainement. Pour nous, c’est davantage une expérience interactive, de connectivité.
James Duncan était un immigrant, et ses yeux et son imagination ont contribué à créer un grand nombre des images mentales au sujet de Montréal, à la fois comme ville et comme mythe. D’après vous, qu’est-ce que le point de vue d’une personne venue d’ailleurs apporte à la création d’une ville?
Alice : Lorsqu’une personne de l’étranger arrive dans une ville, une toute nouvelle version de cette ville apparaît alors. Il y a plusieurs villes dans une même ville. Il n’y a pas qu’une seule vérité.
Ma dernière question est très simple. Quel est votre endroit préféré à Montréal pour admirer un coucher de soleil?
Daniel : La terrasse de ce studio est incroyable. Nous sommes tellement chanceux.
Alice : C’est vraiment LA place. [Tout le monde est d’accord.]