Une rentrée à l’université, en 1952
L'étudiant Jérémie Tremblay dépeint dans ses lettres sa vie universitaire et Montréal à l’aube de la Révolution tranquille.
15 septembre 2021
Dans une série de 12 articles publiés dans le cadre du projet Sensibilités partagées, nous partons à la recherche des émotions, des sensations et des valeurs enfouies dans les documents d’archives, tout en nous interrogeant sur la manière dont le contexte culturel et historique les façonne.
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« Aujourd’hui mardi, je commence à en avoir assez du tintamarre des trams de la rue St-Denis. Car il faut que je te dise que nous avons loué deux chambres de ‘‘Touriste’’ tout près de chez Fernand, mais s’il n’y avait que cela! Malgré toutes les démarches que j’ai à faire, et les notes de cours à repasser, j’ai à lutter contre l’envie de repartir avec mes parents demain matin. Cela, c’est l’homme qui s’ennuie; l’étudiant, lui, veut trop arriver à son but, qu’il est facile de prévoir qui l’emporte, n’est-ce pas? »
9 septembre 1952 (P757/A2,3)
Pour de nombreux étudiants, la rentrée scolaire est synonyme d’une indépendance nouvelle, comprenant son lot tumultueux d’enthousiasme et d’anxiété. En 1952, Jérémie Tremblay en fait l’expérience lorsqu’il quitte Jonquière pour entamer ses études en Sciences, option Biologie, à l’Université de Montréal, dans le but d’étudier ensuite la chirurgie dentaire. Pendant ses quatre années d’étude, il échangera de nombreuses lettres avec son amoureuse et future épouse Mariette Bergeron, demeurée au Saguenay, dans lesquelles il lui fait part de ses découvertes de la vie universitaire.
Il lui décrit en détail son horaire, ses sujets d’étude et l’ambiance formelle qui règne dans les cours.
« Lorsque le professeur fait son entrée – ils sont tous très exacts – nous demeurons tous ‘‘respectueusement’’ assis dans notre enceinte en hémicycle comme si une mouche faisait son apparition dans un théâtre; lui de son côté, ignore notre présence, et sans prière, sans autre préambule, donne une poignée de main à un bout de calcaire, et copie sur de grandes ardoises amovibles des notes qu’on s’empresse de transcrire. Lorsqu’il nous parle, nous recopions chaque mot, et il ne semble pas s’en apercevoir : comme tu vois c’est un grand Seigneur. Son départ est applaudi intérieurement… »
13 septembre 1952 (P757/A2,3)
La rentrée universitaire de Jérémie est aussi marquée par la découverte de la vie urbaine montréalaise et des nombreux divertissements offerts par la métropole. Amateur de cinéma, Jérémie se rend régulièrement au Théâtre St-Denis ou au Ciné-Club du Collège de Saint-Laurent. Il prend également part à des cours de danse folklorique et à des sorties sur la rue Sainte-Catherine, où il aura l’occasion de voir jouer Maurice Richard au Forum et d’admirer les téléviseurs en montre dans la vitrine du magasin Eaton, une technologie nouvelle en pleine expansion à l’époque.
« J’allais terminer et j’oubliais de te dire que dimanche soir passé, j’ai commis une faute de jeunesse, ce qui porte le compte à deux. Parti avec Paul-Aimé (Boily…), nous sommes allés au cinéma ‘‘Alouette’’ pour voir ‘‘Fanfan la Tulipe’’ avec Gérard Philippe. Si le film se rend à Jonquière, je te conseille d’y aller. En sortant à 8½ hrs [sic], nous nous sommes balladés [sic] sur la grande Ste-Catherine à regarder les montres de magasin qui se trouvent un vrai spectacle. On a même vu la TV en action chez Eaton. A 10 hrs [sic], nous étions de retour, et moi avec 0,95 cents de moins en poche. »
17 septembre 1952 (P757/A2,3)
Quelques rares sorties plus osées lui font découvrir des mœurs qu’il juge douteuses, notamment lors d’une soirée au Casino Bellevue, club de nuit qui lui laisse une bien mauvaise impression : « Franchement Marie[,] ça pue le péché. On pourrait sortir la pourriture à la pelle. » (11 novembre 1952; P757/A2,3).
ÉTUDIER À L’UNIVERSITÉ À L’AUBE DE LA RÉFORME PARENT
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Université de Montréal demeure une institution officiellement catholique, tant dans ses principes et ses rites que dans sa direction1. Bien que dotée d’une charte civile en 1920, elle opèrera d’ailleurs sous l’autorité de l’Archevêché de Montréal jusqu’en 19672. Jérémie en témoigne lorsqu’il fait part à Mariette, dans une de ses lettres, de la messe annuelle universitaire, symbole de la présence encore forte du religieux au sein des études supérieures dans les années 19503.
« Aujourd’hui[,] nous avions congé toute la journée. Nous avons eu une messe officielle pour l’Université à 10 hrs [sic], en l’Église [sic] St-Germain d’Outremont. Tous les docteurs de toutes les sciences possibles avaient leur toge et leur porte-mortier aux diverses teintes. C’est le seul acte officiel que l’institution fait chaque année en tant que catholique. »
30 septembre 1952 (P757/A2,3)
Les lettres de Jérémie révèlent cette omniprésence de l’Église au Québec jusqu’à la Révolution tranquille, y compris dans les facultés scientifiques de l’Université de Montréal, où de nombreux cours sont donnés par des prêtres. Mû par une grande piété, Jérémie prend part à des rencontres du Centre canadien Lacordaire, une association catholique vouée à combattre l’alcoolisme par l’abstinence totale de consommation d’alcool, et assiste à la messe quotidienne donnée à la chapelle universitaire.
« Pour faciliter l’assistance à la messe, il y a après les cours, une messe chaque jour à midi dans la coquette chapelle universitaire. L’atmosphère qui s’en dégage est unique et prenante. Il y a un bijou de sermon de cinq minutes, chaque fois, sur l’évangile du jour, mais spécialement adapté pour les étudiants. […] Il y a environ cinquante et même plus, d’étudiants et d’étudiantes qui assistent. »
17 septembre 1952 (P757/A2,3)
Malgré l’administration ecclésiastique et les messes offertes par l’Université de Montréal, Jérémie est à plusieurs reprises choqué par ce qu’il juge être un manque de piété de la part de l’institution, entre autres par l’absence de prière avant les cours, possible témoignage de l’effritement des valeurs religieuses qui s’accentuera dans les décennies subséquentes. En effet, bien que la grande dévotion religieuse du jeune étudiant reflète la prégnance du catholicisme dans le Québec des années 1950, ses lettres laissent également entrevoir la naissance d’une effervescence culturelle qui éclatera quelques années plus tard avec la venue de la Révolution tranquille. La mention de « plusieurs jeunes filles » dans les cours de science de Jérémie, par exemple, fait écho à la présence grandissante des femmes dans le milieu universitaire, ainsi qu’à leur contribution économique en pleine expansion dans les années 19504. Certains propos critiques tenus par le jeune carabin témoignent également de la religiosité très variable des étudiants de l’époque, à l’aube de la poussée laïcisatrice de la Révolution tranquille et marquent peut-être aussi le contraste entre le milieu d’origine de l’étudiant et l’atmosphère plus libérale de la métropole.
« Dans un milieu comme à l’Université, celui qui ne brille pas par son feu intérieur intense, est sollicité par toutes sortes de tendances plus ou moins bonnes. Ici, un étudiant, à mon avis, vit son catholicisme ou ne le vit pas. Il n’y a pas de milieu. Je t’assure qu’il y a des types épatants à l’Université, comme il y a le revers de la médaille aussi. Un mot, une prière, fait parfois plus de bien que de longs discours. »
17 septembre 1952 (P757/A2,3)
Dans le milieu de l’éducation, la Révolution tranquille s’est traduite par une profonde transformation des institutions scolaires avec l’instauration des recommandations de la commission Parent. Une décennie après l’arrivée de Jérémie à l’Université de Montréal, ce train de réformes amorcées par le gouvernement Lesage aura pour effet de démocratiser l’accès aux études supérieures, notamment dans la population francophone, jusqu’alors sous-représentée dans les universités de la province5.
Depuis lors, la démocratisation de l’accès aux études supérieures aura permis à un nombre impressionnant de personnes issues de différents milieux de vivre la même griserie libératrice lors de la rentrée universitaire que Jérémie Tremblay en 1952. Qu’en sera-t-il du rituel de la rentrée en 2021? Près de soixante ans après le rapport Parent, certains dénoncent un effritement de l’égalité des chances en éducation, notamment avec la montée des programmes particuliers dans les écoles publiques et l’accès inégal aux technologies6. L’enseignement à distance et les autres retombées de la pandémie de Covid-19 auront-t-ils eu pour effet d’exacerber les inégalités? Et à quel genre de rentrée auront droit ceux et celles qui entreprendront leurs études universitaires cette année? Auront-ils la chance de goûter cette ivresse empreinte de découvertes et d’incertitudes, de craintes et de rencontres?
POUR EN SAVOIR PLUS
- Pour lire la correspondance des amoureux et en savoir plus sur le Fonds Jérémie Tremblay et Mariette Bergeron (P757)
- Pour en savoir plus sur le projet Sensibilités partagées
- Pour en savoir plus sur la collection Archives textuelles
NOTES
1. Jean-Luc Ratel, avec la collaboration de Philippe Verreault-Julien, Le financement des universités québécoises : histoire, enjeux et défis, Québec, Confédération des associations d’étudiants et d’étudiantes de l’Université Laval, 2006, p. 14.
2. Michel Champagne, Les documents fondateurs de l’Université de Montréal, Service de la gestion des documents et des archives de l’Université de Montréal, p. 10.
3. Claude Corbo, avec la collaboration de Jean-Pierre Couture, Repenser l’école. Une anthologie des débats sur l’éducation au Québec de 1945 au rapport Parent, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2000, p. 220.
4. Denyse Baillargeon, Brève histoire des femmes au Québec, Montréal, Boréal, 2012, p. 166.
5. Andrée Dufour, « Les années 1950 : une décennie annonciatrice de grands changements », Bulletin d’histoire politique, vol. 12, no 2, p. 18.
6. Caroline Plante, « Une commission Parent 2.0? », Le Soleil, 9 juin 2019 ; Radio-Canada, « Programmes particuliers : les écoles publiques de plus en plus sélectives », 24 octobre 2019 ; Camille Feireisen, « L’école à distance exacerbe les inégalités entre les enfants », Radio-Canada, 18 mai 2020.
RÉFÉRENCES
BAILLARGEON, Denyse, Brève histoire des femmes au Québec, Montréal, Boréal, 2012, 281 p.
CHAMPAGNE, Michel. Les documents fondateurs de l’Université de Montréal, Service de la gestion des documents et des archives de l’Université de Montréal.
CORBO, Claude, avec la collaboration de Jean-Pierre COUTURE, Repenser l’école. Une anthologie des débats sur l’éducation au Québec de 1945 au rapport Parent, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2000, 667 p.
DUFOUR, Andrée, « Les années 1950 : une décennie annonciatrice de grands changements », Bulletin d’histoire politique, 12 (2), p. 16-23.
FEIREISEN, Camille, « L’école à distance exacerbe les inégalités entre les enfants », Radio-Canada, 18 mai 2020.
FERRETTI, Lucia, L’université en réseau. Les 25 ans de l’Université du Québec, Montréal, Les Presses de l’Université du Québec, 1994, 328 p.
LUCIER, Pierre, « L’université du Rapport Parent », Bulletin d’histoire politique, vol. 12, no 2, p. 81-94.
PLANTE, Caroline, « Une commission Parent 2.0? », Le Soleil, 9 juin 2019.
Radio-Canada, « Programmes particuliers : les écoles publiques de plus en plus sélectives », 24 octobre 2019.
RATEL, Jean-Luc, avec la collaboration de Philippe VERREAULT-JULIEN, Le financement des universités québécoises : histoire, enjeux et défis, Québec, Confédération des associations d’étudiants et d’étudiantes de l’Université Laval, 2006, 146 p.
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