S’approprier l’autochtonéité
Comment à la fin du 19e et début 20e, les déguisements en « Indiens » incarnaient des stéréotypes, reflétant l’appropriation et l’effacement culturel.
17 mars 2025
Parmi toutes les personnifications raciales observées lors de bals costumés thématiques organisés au Canada à la fin du XIXe siècle et au début du siècle suivant, la majorité représentaient des Autochtones.
Les travestissements en Autochtones lors de ces événements sociaux largement publicisés méritent une attention spéciale, et pas seulement pour leur façon distincte d’incarner une altérité fictive et racialisée.
Les riches archives photographiques concernant ces bals en disent long sur la nature des costumes arborés à ces occasions, et plus particulièrement sur la présence importante d’objets culturels autochtones utilisés pour les déguisements. Ainsi, on remarque un grand nombre de sacs perlés et brodés, de mocassins, de coiffes et de vêtements en peau confectionnés dans les communautés autochtones.
Représentation de l’« indianité »
Bien que l’appropriation dans les domaines de la mode et de l’habillement interculturel soit le thème d’un nombre croissant d’études, ce concept ne parvient pas à exprimer pleinement ce qui se passait avec les personnages déguisés en « Indiens » qui s’amusaient dans les patinoires intérieures et les salles de bal du Canada. Dans une société ou les normes de genre et de classe, ainsi que les diktats religieux et sociaux, étaient extrêmement codifiés, la nature fantasque de la représentation de l’« indianité » et son parfum d’interdit offraient de multiples avenues de transgression, tant à la personne déguisée qu’au public.
Comme d’autres qui se prêtaient à une mascarade interraciale en se costumant, celles et ceux qui ont incarné des « Indiens » ne profitaient pas toujours de l’occasion pour mettre en valeur leurs traits physiques. À titre d’exemple, beaucoup de participant·e·s arboraient une perruque qui aurait pu paraître peu attirante. Pourtant, certain·e·s croyaient qu’en se grimant le visage en rouge, non seulement elles ou ils se rapprochaient de ce à quoi devrait ressembler un « Indien de sang pur », mais elles ou ils se paraient des attributs culturels stéréotypés plus romantiques associés à l’autochtonéité.
Les déguisé·e·s en Autochtones se présentaient dans les studios de photographes en beaucoup plus grand nombre que celles et ceux grimé·e·s en blackface. Les portraits réalisés au studio de William Notman à Montréal et dans celui de William James Topley à Ottawa documentent les costumes incorporant des objets autochtones qui ont été portés lors des bals et des carnavals de patinage organisés dans ces deux villes, du début des années 1860 jusque dans les années 1890.
La façon particulière dont ces objets sont présentés sur les photographies et les noms ou descriptions figurant dans les comptes rendus des bals fournissent également des indices sur ce que les personnes qui s’en paraient savaient, ou croyaient savoir, à leur propos.
La fabrication de mythes
La photo de Charles-Frontenac Bouthillier prise en 1865 lors du bal costumé de la garnison de Montréal est un bel exemple du genre d’information que peut révéler un tel document. Bouthillier était déguisé en « Tecumseh », un chef guerrier shawnee (1768–1813) connu principalement pour ses exploits militaires pendant la guerre de 1812 contre les Américains.
Sur son portrait, Charles Bouthillier porte une coiffe ornée de bois de cerf, une rareté qui fait maintenant partie de la collection du Musée.
Dans les années 1880, un costume exceptionnellement détaillé comportant des éléments autochtones a été porté par trois hommes différents qui ont posé pour autant de photographes, ce qui nous donne un aperçu de la valeur accordée à cette tenue et de la façon dont elle était prêtée de l’un à l’autre.
En 1881, Alexander P. Wright s’est fait prendre en photo habillé en « Sitting Bull » au studio Notman d’Ottawa. Ce Lakota, l’un des chefs autochtones les plus célèbres, s’est opposé pendant des années aux mesures du gouvernement américain, jusqu’à sa mort en 1890. Le portrait d’Alexander Wright fut ensuite intégré dans une photographie composite du carnaval de patinage au Royal Rink à Ottawa.
Plus tard cette année-là, William Notman a photographié Frederick Ayshford Wise à Montréal. Il est vêtu du même costume, qui comportait une chemise typique des cultures des Plaines, une coiffe à plumes dressées à la verticale caractéristique des Siksikas (Pieds-Noirs) et des jambières garnies de rayures noires horizontales censées représenter le nombre d’expéditions guerrières auxquelles le ou les propriétaires ont participé.
Toujours à Ottawa, le gendre de Wise, Sidney Smith, a posé pour Topley en 1889 dans le même costume rehaussé d’une large bande à motifs floraux perlés portée sur le front à l’occasion du carnaval inaugural de la patinoire Rideau.
Le fait que les trois hommes aient mentionné être déguisés en Sitting Bull nous porte à croire qu’un mythe a été créé pour expliquer l’origine de ce costume. Il est pertinent ici de souligner que la première apparition de cette tenue en 1881 coïncidait avec le retour de Sitting Bull aux États-Unis pour se rendre aux autorités après quatre années de fuite au Canada.
Le bal costumé historique d’Ottawa, 1896
C’est lors du bal costumé historique organisé à Ottawa en 1896 par lady Aberdeen que l’on a répertorié le plus grand nombre d’invité·e·s déguisé·e·s en Autochtones.
Hayter Reed, surintendant général adjoint des Affaires indiennes, qui a occupé l’avant-scène lors du bal en disant représenter « Donnacona, chef des Indiens de Stadaconé que Cartier a emmené en France », a posé pour une photo en studio avec son beau-fils Jack Lowrey sous les traits de « Seaudawate, enfant iroquois capturé par les Mohawks ». Leurs costumes, un amalgame d’objets autochtones et de bricolages fantaisistes, reflètent davantage des fictions inspirées par le panindianisme qu’une quelconque recherche d’exactitude ethnographique.
Pendant la soirée, un événement inattendu s’est produit. Selon le compte rendu officiel publié dans l’album souvenir, « les Indiens qui avaient figuré dans les différents tableaux historiques se rassemblèrent pour défiler jusqu’à l’avant […]. M. Hayter Reed […] prononça un discours en cri, avec toutes les articulations gutturales appropriées pour de telles occasions, tandis que M. Wilfred Campbell, qui incarnait “Tessouat” agissait comme interprète ».
Reed, qui a travaillé au ministère de l’Intérieur pendant seize ans et a été surintendant général adjoint des Affaires indiennes de 1893 à 1897, avait une connaissance approfondie de la situation des Premières Nations. Il se sentait donc habilité à représenter un chef autochtone, de manière crédible aux yeux des spectatrices et spectateurs.
La réalité autochtone avec laquelle Reed était familier – et qu’il s’efforçait d’entretenir – était bien différente de celle du « noble sauvage » qu’il incarnait. Reed avait été responsable de certaines des iniquités les plus notoires de la politique coloniale. Il a hérité du surnom d’« Iron Heart » (Coeur de fer) de la part de ceux qui vivaient sous le joug de ses règles juridiques et politiques oppressives : le recours aux écoles comme mécanismes d’assimilation des populations autochtones, l’application stricte de la politique ministérielle du travail contre rations, le refus d’accorder de la nourriture et des fournitures supplémentaires en cas de mauvaises récoltes, ainsi que l’insistance à forcer les Autochtones, enfants comme adultes, à assister à la pendaison de leurs proches condamnés à ce châtiment pour que cela leur serve de leçon.
Accablés par des contraintes juridiques, politiques et économiques, les peuples autochtones se sont lentement effacés de la société à la fin du XIXe siècle et au début du siècle suivant. Reed et d’autres représentants coloniaux sont responsables de cette disparition, à la fois réelle et symbolique. Les peuples autochtones n’étaient visibles que lorsque les colons s’appropriaient leur image.
De trophées fétichisés à revitalisation
En enfilant ces vêtements pour défiler sur une patinoire ou dans une salle de bal, les participant·e·s les exhibaient comme des trophées, des preuves de la réussite de leurs initiatives politiques. L’utilisation d’objets culturels autochtones lors de bals à thème historique a contribué à consolider l’idée que les peuples autochtones appartenaient au passé, qu’ils étaient simultanément Autres et historiques.
En les caricaturant, les invité·e·s des bals costumés illustraient les avantages de la longue période de colonisation et la puissance de l’appartenance à l’Empire, dont les doctrines de progrès ont permis de reléguer au passé la menace autochtone inventée de toute pièce et inscrite dans la mentalité coloniale.
Dans la perspective autochtone, l’histoire racontée par ces bals costumés est triste et difficile : appropriation, dépossession, exclusion et oppression sont des thèmes récurrents qui se dégagent de ce récit. Ironiquement, les portraits d’époque des personnes qui se sont fait passer pour des Autochtones et se sont arrogé une part d’autochtonéité nous permettent aujourd’hui de mieux comprendre les origines et la provenance de certains de ces objets. Dans de nombreux cas, le traitement minutieux effectué par des restauratrices et restaurateurs professionnels peut redonner aux objets l’apparence, la grâce et la dignité qu’ils avaient avant qu’ils soient endommagés par des manipulations inadéquates.
Ces objets ne sont plus invisibles maintenant qu’on les connaît, qu’on les préserve et qu’on les rend accessibles aux peuples autochtones. Ils évoquent la fierté, l’autonomie et la résilience des cultures autochtones, et peuvent de nouveau servir à manifester leur vitalité et à la réaffirmer.
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La version complète de cet essai a été publiée dans Bals costumés – Habiller l’Histoire, 1870-1927 sous la direction de Cynthia Cooper.